Tres

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J'ai croisé cette fille sous la pluie, je l'ai reconnue et appelée. Elle a dit mon prénom avec une voix étrange, presque espacée. Puis ses yeux ont divagué à côté de mon visage d'un air absent et endolori.

« Ça mouille sec ». Ses cheveux courts étaient bruns et trempés, rendus encore plus sombres par la pluie, longeant ses joues comme des troncs d'arbre carbonisés. Elle m'a dépassée sitôt après m'avoir saluée, regardant derrière quelque chose qui m'échappait encore, fascinée et vaporeuse, passagère d'une sorte de transe exquise que je voyais à l'extérieur.

Des retours se sont formés sur mes lèvres illustres, des indices et des protestations comme seuls les elfes savent en faire. J'ai emprunté le dehors pour parvenir jusqu'à mon appartement, les souterrains bondés du métro enflaient alors de gens et de flaques descendantes.

Au pied de mon immeuble une dame âgée tient une supérette aussi âgée qu'elle, encastrée entre un bout d'habitation fade et la façade arrière d'un théâtre assez modeste. Je suis rentrée pour y acheter de l'eau, quand il pleut j'ai envie de boire, de me doucher et de pisser. Les prix étaient curieux, effacés ou presque mangés par le temps. Il n'y avait rien d'autre au comptoir qu'une caisse élimée, une vitre rayée et transparente.

J'ai acheté une bouteille de lait pour quarante centimes embarrassés. La dame ne portait ses yeux que pour faire plaisir aux autres, il y avait une grande douceur dans ses gestes, une habitude évacuée, des manières de papier froissé.

Plus tard, dans ma cuisine, autre rencontre avec un corps marginal.

Un cafard au poil hirsute trempe sa carcasse dans mon lait chaud, ses yeux fumants se ferment et sa masse plonge vers le fond. C'est une lente dégradation que la lumière accule. Des débris d'œuf giclent dans mon assiette, je me contorsionne pour apercevoir l'animal obscur. Il se laisse couler. Son échine topique me paraît presque diluée, il est curieusement immobile, cheminot des liquides que la mort a soudain surpris.

Il la cherchait tout à l'heure et maintenant qu'elle le trouve il ouvre grand ses os, l'accueille, l'absorbe intégralement.

Il est beau dans son processus d'agonie voulue, silencieux et statique, portant le poids de son choix et l'adorant. L'écume mousse ses pattes fines, caresse son corps avec une chaleur mortuaire. La langue glacée d'une extase somatique, l'étranger-cafard écarquille les pupilles pour se rendre compte que la vague qui sûrement le prend, aussi le perd.

Plus tard, appuyée à la balustrade écaillée de mon balcon improvisé. Je fume l'air de l'île urbaine.

J'ai rêvé de Bernard la nuit passée, alors que son souffle abondait près de mon front. Il a l'haleine d'un ange ou d'un loup. Il vient d'un pays disparu et garde parfois son long manteau énigmatique, mais ses lèvres gonflent quand on l'use.

De ses bras matériels j'ai perçu le choc incroyant. La tendresse aujourd'hui encore est possible. La fragilité ne se dévoile pas toujours dans la nudité, mais les spasmes du silence impriment les visages de contusions semblables.

Ses yeux humides fendent l'obscurité. Ses paupières se closent, aussi claires que des plages aux repères abandonnés.

Il me dit 'reste' et presse son ventre près du mien, il me dit plus tard qu'il part, et ramène ses manières papillonnées pour s'éloigner furtivement.

Bernard auquel le mot d'amant ne sied pas, il n'appartient qu'à lui-même et s'ignore.

Je demeure ébahie devant cet enracinement, il se tient tout entier

-devant moi et sa posture éclairée se manifeste. Il ressemble à un phare, une majesté solitaire, dont la présence paraît aussi inouïe que prodigieuse. Je ne reviens pas de ce voyage contemplatif, chaque seconde est cédée sans retour. Bernard et sa présence liminaire.

Il n'y a aucune certitude aussi ébranlante que celle de l'existence. 

Apocalyptic LouOù les histoires vivent. Découvrez maintenant