Chapitre 10

286 33 32
                                    


– La chanson des vieux amants

« Finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes »


Eté 1821 – Constantinople, Empire Ottoman

Cinq ans plus tard


La chaleur est écrasante, comme si le soleil pesait une tonne sur mes épaules. Ma chemise est trempée de sueur. Je passe une main à la naissance de mes cheveux, essuyant les gouttes qui y perlent. Je relève mon regard vers l'horizon. Des semaines se sont écoulées depuis mon départ de Londres. Des semaines pour en arriver là.

Les minarets se dressent dans le ciel de Constantinople. Je suis émerveillé par la splendeur des mosquées. Somptueuses. Nobles. Sacrées. La maison de Dieu. Un autre Dieu. Peut-être plus clément que le mien. J'en doute. Malheureusement, Dieu a bon dos, dans chaque pays du monde.

Je glisse ma main dans la poche de mon pantalon, serrant le bout de papier à l'intérieur. Une lettre. Une simple lettre qui m'a fait parcourir plus de 3 000 kilomètres. Je la sors, relis l'adresse malgré l'encre délavée par le temps et le voyage. Je devrais être bientôt arrivé.

Je la range dans ma poche, avançant de quelques pas dans la rue grouillante de monde. Des enfants qui courent, des marchants ambulants, des femmes qui font leurs courses, des cries, des pleures, des rires. Ça bouge dans tous les sens, la vie à l'état pur, brut. Je me fraie un chemin dans la foule, un sac sur le dos, tout ce qui me reste de mon ancienne vie.

Soudainement, le ciel se met à vibrer. Des mots en arabes arrivent jusqu'à mes oreilles. C'est l'heure de la prière. L'effervescence continue autour de moi, remplie par tous ces sons que je ne connais pas, que je ne comprends pas, que je serai même incapable de déchiffrer. Ça sonne comme une douce mélodie.

Un sourire se dessine sur mes lèvres. Je me sens emporté moi aussi, bien que j'ignore où, ni comment, ni pourquoi. Une légère brise souffle dans mon dos, le vent se glisse sous ma chemise, c'est agréable. C'est la première fois que je ressens cet apaisement. La première fois que la vie n'est plus si dure à supporter... La première fois depuis ce terrible drame.

Mes yeux se remplissent de larmes instinctivement, comme à chaque fois que cette pensée me revient, c'est à dire à pratiquement chaque seconde de mon existence. J'ai fui pour ne plus y être confronté. Mais peu importe les kilomètres, la peine est toujours là. Chaque jour plus lourde et douloureuse.

J'attrape la lettre, la serrant dans ma paume, et inspire profondément pour me redonner du courage.

J'avance de quelques pas, essaie de reconnaitre la maison décrite sur mon bout de papier. "Des volets bleus", "un grillage toujours ouvert", "une demeure en terre blanche". J'observe, je scrute, émerveillé et apeuré à la fois de cette nouvelle vie que je suis venu chercher ici.

Celle à Londres n'avait plus aucun sens. Elle en avait un, avant. Celui que je m'étais efforcé à bâtir. Puis Louis est mort, il y a deux ans, emporté dans un naufrage au large des Caraïbes alors qu'il travaillait pour nos colonies. Le château s'est écroulé, carte par carte. Je savais faire semblant lorsqu'il était encore là, quelque part, dans ce monde. Lorsque je savais qu'il m'aimait et qu'il pensait à moi. Mais il est parti pour toujours et la comédie n'a plus eu aucune saveur après ça. Ce secret que l'on partagerait, cet amour interdit qui n'existait que dans nos têtes, tout a disparu avec lui.

Après minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant