Troisième jour (2)

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An Hai ouvrit les yeux sur le matin neuf, mais son esprit était resté la veille. La nuit n'avait pas effacé la terrible histoire de la veuve-reine, ni ses larmes — qui auraient dû paraître moins terribles que ce qui les suscitait, mais pas à lui. Et plus terrible encore, qu'il ne se décide pas sur ce qui était pire, entre voir la jeune fille sangloter sans rien faire pour la consoler et l'avoir ensuite laissée l'étreindre pour l'aider.

L'impuissance qu'il ressentait dans ces moments-là était suffisante pour qu'il s'en veuille jusqu'à la haine. Cette dernière d'autant plus justifiée par le fait que son immobilisme n'était pas subi, mais choisi, choisi par quelque chose en lui qu'il rejetait, mais qui le gouvernait quand même.

La veuve-reine lui avait confié sa peine, à lui qui se tenait auprès d'elle, si près qu'il aurait pu la toucher en tendant le bras. Il aurait pu lui prêter son épaule ; il aurait pu la serrer sur son cœur ; il aurait pu se montrer digne de la confiance qu'elle plaçait en lui en se montrant si vulnérable, en lui offrant ce chagrin qu'elle n'avait offert à personne. Il n'avait pourtant rien fait de tout cela. À la place, il avait supplié son garde du corps de compenser son inutilité.

Le pire, à nouveau, était que rejouer la scène a posteriori n'y modifiait rien. Il ne se voyait pas agir mieux dans sa recréation du souvenir, même lorsqu'il tentait de se dépasser en rêve. Il ne faisait pas ces gestes qu'il n'avait pas été capable de faire dans la réalité. Même dans son esprit, il restait paralysé sur son banc, assailli par des pensées de dégoût lorsque son imagination amorçait l'ébauche du moindre mouvement.

Il ne ferait pas mieux, moins parce qu'il ne pouvait pas que parce qu'il ne voulait  pas. L'envie d'éviter tout contact primait sur l'envie de secourir, quand bien même il se détestait pour un tel égoïsme. Et il ne faisait qu'infliger : lui-même n'était pas une victime, puisque c'était sa décision, son fonctionnement, ce qu'il était profondément. Son cœur battait, chair et sang qui lui faisaient mal, mais son cerveau était un abysse, et c'était lui qui primait.

Il se voyait témoin des larmes de la veuve-reine ; il se sentait souffrir pour elle, déchiré par le souhait d'apaiser sa peine. Mais il s'entendait songer, en superposition, non non non non non c'est sale et c'est hors de question.

Malgré tout, il avait supporté l'enlacement de la jeune fille. Il était parvenu à réprimer le rejet immédiat qui lui était instinctif au prix d'un immense effort sur lui-même, un effort dont il ne savait pas qu'il avait encore le courage ou la folie. Par culpabilité pour les pleurs qu'il n'avait pas séchés ? Par souhait de se racheter ? Par un miracle qui avait retardé l'avancée des rouages dans sa tête ? Il n'avait plus vécu ce genre de situation depuis au moins quinze ans qu'il les évitait. Mais durant chaque seconde de cette étreinte, toutes beaucoup trop longues, son esprit, au lieu de se réjouir que l'adolescente aille mieux, avait martelé non non non non non c'est horrible que cela cesse au plus vite ou je vais la pousser.

Quelle créature abjecte agissait de la sorte ? Sans doute était-ce que tout ce dont il tentait de se protéger l'avait déjà souillé, corrompu jusqu'au fond de l'abîme.

Lorsqu'il était rentré au palais, il s'était précipité dans ses appartements pour se débarrasser de toute une après-midi d'impuretés. Pourtant, ce matin, chaque fois que ses pensées le ramenaient au chagrin de la veuve-reine, il lui semblait encore sentir le petit visage trempé qui trouvait refuge dans le creux de son cou. Le contact d'abord, puis la sensation d'humidité, les larmes, la morve, tous ces fluides humains...

Il passa deux doigts tremblants sur sa clavicule, mais la peau était sèche. Il avait lavé les larmes ; elles n'étaient plus qu'un souvenir immatériel, sans consistance. Il était impossible qu'il en reste la moindre goutte tant il avait frotté à l'éponge, puis essuyé à la serviette. Cependant, la tache sur lui perdurait, peut-être indélébile.

Le venin des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant