Prologue

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Lorsqu'An Hai étendit les bras, une dizaine de colibris de toutes les couleurs vrillèrent vers lui au son mélodieux de leurs ailes. Légers comme des plumes, gracieux comme des ballerines, les oiseaux se posèrent sur ses manches sans que le tissu ne tremble.

La volière, avec son ciel tressé d'or, était un jardin au cœur des jardins. Des fleurs et des arbres, y compris à fruits, s'y épanouissaient de toutes leurs feuilles. Tout à tour garde-manger ou refuge pour les résidents des lieux, les végétaux ressemblaient à un écrin plutôt qu'à une cage, et ils masquaient les barreaux.

Avec ses centaines d'oiseaux rares, la volière du prince était la plus grande de la province de Nekah, mais pas seulement par prestige ou prospérité.
— Cet idiot les adore, grommela Bophi, dont la silhouette sèche était complètement dissimulée par un palmier. Qu'est-ce qu'il pense aller faire sans eux à l'autre bout de l'île ?
— Ce n'est pas son choix, fit remarquer son fils, à distance prudente de sa mère — deux troncs minimum entre eux aujourd'hui.
— Tu ferais bien de te taire. Et d'abord, qu'est-ce que tu fais là ?
Habitué depuis plus de vingt ans au ton acerbe, Chhey pressa ses lèvres l'une contre l'autre.
— Tout est prêt pour le départ ; il faut y aller.
— Tu ferais bien de te taire, répéta Bophi d'une voix devenue sourde.

— J'arrive tout de suite, annonça soudain An Hai sans se retourner.
Bien sûr, il les avait entendus.
— C'est encore ta faute.
Sans relever la réprimande qu'il savait imméritée, Chhey se borna à observer les omoplates de sa mère saillir sous sa robe, tandis qu'elle sortait de son inutile cachette comme un diable de sa boîte, son chignon plus menaçant que jamais.

La gouvernante s'approcha du prince, toujours de dos, de son pas sec et décidé.
— N'y allez pas. Vous avez déjà du mal à diriger une province.
Catégorique, elle ajouta :
— Il n'y a rien de bon pour vous là-bas.
Sans s'émouvoir, An Hai lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.
— C'est chez moi.
— Non ; c'est uniquement où vous êtes né. Et Sumjini en soit remerciée, vous n'y êtes quasiment pas resté. Chez vous, c'est ici — où vous avez toujours vécu.

Le prince ne répondit rien ; il reporta son attention sur les colibris qui vibraient sur ses avant-bras avec toute la légèreté de leurs ailes délicates. D'autres oiseaux plus grands l'avaient rejoint et voletaient en cercle autour de son buste, de son visage, paraissant savoir instinctivement qu'ils ne devaient pas lui faire porter leur poids.

— Que connaissez-vous des plaines maritimes, vous qui avez grandi au milieu des montagnes ? Vous êtes devenu un fils du vent, comme nous, et Sumjini vous a pris sous sa protection. Qui vous dit que Kui Hwan aura la même bienveillance ? Et qu'allez-vous faire avec toute cette eau ? Vous n'êtes même pas capable de nager, et nous savons tous que vous n'apprendrez jamais.
Les poings sur les hanches, Bophi déversait ses doutes et remontrances dans le dos de son prince, ceint de soie magenta sous les longs rubans de mèches noires.

S'extirpant à son tour de derrière un bananier, Chhey soupira à la scène, plus de lassitude que d'embarras, au moment où sa mère changeait de cheval de bataille :
— Sans compter que vous allez vous retrouver au milieu d'étrangers qui ne vous connaissent pas et qui vous comprennent encore moins. Vous croyez qu'ils feront cas de vous, qu'ils vous passeront vos bizarreries ?
Le timbre acide, Bophi acheva enfin la course de son raisonnement :
— En plus, vous m'interdisez de vous accompagner. Jetée comme une malpropre, laissée au rebut après toute une existence à m'occuper de vous. Quelle ingratitude révoltante.

An Hai leva les deux bras ; les colibris s'envolèrent, se mêlèrent au ballet des oiseaux multicolores au-dessus de leur tête. Il pivota ensuite vers Bophi d'un mouvement fluide.
— Mes oiseaux et mes livres sont mes possessions les plus chères ; je les considère comme plus importants que ma vie.
La gouvernante laissa échapper un grognement.
— Votre vie ne vaut vraiment pas grand-chose.
An Hai sourit seulement en présentant à la servante, de deux doigts gantés de noir, la clé d'or de la volière.
— Je vous les ai confiés ; prenez-en soin pour moi, je vous en prie.

Les yeux rivés aux iris violets du prince, Bophi referma la main sur l'anneau de métal.
— Vous n'êtes pas fait pour être roi.
Il inclina le front avec une expression désarmante.
— Vous avez raison.
— Alors, arrêtez de sourire de ce petit sourire que je ne supporte pas. Je ne peux ni vous embrasser, ni vous gifler, mais croyez bien que ce n'est pas l'envie qui m'en manque.

L'étrangeté de ces propos et leurs sous-entendus firent rire An Hai jusqu'à ce qu'il pose le regard sur Chhey, déjà prêt.
— Allons-y ?
Le page hocha la tête en silence, s'écartant de l'allée pour laisser passer son prince devant lui.

Immédiatement, sa mère se porta à ses côtés et lui serra le coude.
— Tu as intérêt à veiller sur lui comme je l'aurais fait si j'avais été là.
Chhey renifla.
— Je veillerai sur lui à ma manière, car comme vous, je...
Avant qu'il ne puisse terminer sa phrase, Bophi le pinça dans le gras du bras.
— Aïe ! Mais arrêtez ; c'est douloureux !
Il faisait à présent deux têtes en plus qu'elle, mais cela ne changeait rien.
— Ce n'est pas parce que tu pars à l'aventure que tu peux contredire ta mère ; tu resteras toujours le marmot dont je changeais la couche. Tu feras comme je l'ai dit ou tu auras affaire à moi d'ici.
— Mais évidemment que je vais veiller sur lui ; qu'est-ce que vous croyez ? Que vous êtes la seule à vous inquiéter ?

Le ton était exaspéré, mais cela la satisfit, et elle écarta les doigts.
— C'est bien ; tu es un bon garçon. Maintenant, file ; tu devrais être auprès de lui sans interruption !
— Et qui me retient en arrière ? Je rêve ! s'indigna Chhey en faisant un bond vers l'avant, tant pour éviter un éventuel soufflet que pour rejoindre le prince.

Sous les anneaux laiteux, les dirigeables attendaient sagement pour décoller, déjà tous chargés de leurs équipages et des bagages qu'An Hai emportait avec lui vers la capitale.
— Celui-ci, Altesse.
D'un geste, Chhey indiqua au futur roi quel aérostat les convoierait sur près d'un millier de kilomètres — le plus petit de la flotte, celui qui payait le moins de mine, par mesure de protection autant que par confort.

À l'entrée de la nacelle couverte, Chhey présenta sa main à An Hai pour l'aider à y monter au cas où il aurait requis une assistance. Le prince, toutefois, s'en passa. Il releva simplement le bas de sa robe pour ne pas trébucher sur les marches et grimpa lestement jusqu'en haut, ses bottes claquant sur le bois.
— Ma mère s'est occupée elle-même de tout préparer pour vous. Elle a encore vérifié ce matin que tout était comme il le fallait, indiqua le jeune homme lorsqu'An Hai fit une pause au sommet de l'escalier escamotable.
— Merci.

Par-dessus la tête de Chhey, qui l'avait suivi à quelques marches d'écart, il se tourna vers Bophi. Celle-ci se tenait droite sur l'esplanade en contrebas, à l'avant-plan de la petite foule qui s'était rassemblée pour voir le prince s'en aller — An Hai repéra aussi son régent.

Le prince fit un signe de gratitude à la gouvernante qui, les yeux piquetés de larmes dans le soleil incisif du midi, s'écria :
— N'y allez pas !
An Hai secoua la tête. Les plumes de jade rose finement sculpté s'agitèrent à l'arrière de ses longs cheveux d'encre.
— Mais je dois.
— Je sais, oh, je sais. Que Sumjini souffle toujours sous vos ailes !

Elle lui souffla, de son côté, un baiser maternel. Le vent le dilua avant qu'il n'atteigne An Hai, comme pour qu'il ne le touche pas.


Le venin des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant