Chapitre XII pt. 1

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Le timing était parfait. Augustín venait tout juste de donner les devoirs à sa classe de troisième quand la sonnerie retentit : dix-sept heures, libération absolue. Les élèves se ruèrent vers la sortie, soudain bien plus vifs que lorsque qu'il s'agissait de parler du passé qu'ils partageaient tous. Désormais seul, le professeur poussa un long soupir. Une émotion étrange le suivait depuis le matin même : il avait l'impression qu'un petit drapeau flottait au dessus de sa tête, sur lequel était inscrit, dans une affreuse police d'écriture, « Cet homme pense être amoureux », et ça le gênait terriblement. Il s'amusa lui même en songeant qu'il devenait affreusement ridicule. Il effaça le tableau, et se mit à ranger ses affaires. Plongé dans des réflexions floues, il ne s'aperçut que tardivement de la présence d'Adrien dans l'embrasure de la porte.

— Heu... Gus ?

Le susnommé se figea. Il ferma les yeux quelques secondes puis afficha son air le plus faussement ravi. Le rictus trop éclatant qu'il affichait était presque inquiétant. D'un regard, il essaya de dissuader son collègue de parler, mais ce dernier ne semblait pas réceptif au message.

— Dis-moi... ça fait maintenant presque deux ans qu'on se fréquente, et je me demandais si...

— On ne se fréquente pas, on baise, rectifia Augustín.

— Soit, ce n'est qu'un mot. Je disais donc, est-ce que ça te dirait de se voir, dans un bar par exemple, pour essayer de se connaître plus... profondément ?

Le rire moqueur de son béguin était si douloureux pour Adrien qu'il baissa les yeux.

— Je te savais insatiable, Adrichou, mais pas à ce point ! Quand même, dans un bar, c'est trop inconfortable.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire ! Je... je veux juste te...

— Me séduire pour de vrai ?

Dans un murmure, Adrien approuva.

— Non. Je veux pas de ça avec toi.

— Pourquoi ?

Augustín observa le regard désespéré de son vis-à-vis. Un sourire dédaigneux étira ses lèvres, alors qu'il jetait un coup d'œil distrait à son téléphone.

— Je veux pas, c'est tout.

— Gus... s'il te plaît, dis moi juste pourquoi...

— T'es pitoyable, ressaisis-toi.

L'Espagnol sortit de la salle, offrant au passage à Adrien un regard hautain. Augustín verrouilla la porte, et marcha d'un pas vif, sans prêter attention à l'homme qui le collait en se lamentant. Adrien avait sûrement pour ambition de se la jouer grand romantique, puisqu'il monta aux côté de son collègue, dans la voiture de ce dernier.

— Augustín, s'il te plaît, écoute moi. Je suis amoureux, d'accord ? Je ne sais pas pourquoi, parce que tu es détestable, mais je suis amoureux de toi. Est-ce que tu peux le comprendre ? On a vécu de belles choses, ensemble. Par pitié, dis-moi que ça a compté pour toi, juste un peu....

Silence. Augustín fixait Adrien. Ce dernier avait les larmes aux yeux.

— Sors de ma voiture. Tu vaux mieux que cette scène ridicule.

Il ne fallut le dire qu'une fois. Adrien s'échappa de l'habitacle pour éclater en sanglots sur le parking de l'établissement. Augustín soupira, puis décida de laisser son collègue seul. Il considérait que tout ceci ne le concernait plus, maintenant que tout était clair.

Quelques minutes plus tard, coincé dans les embouteillages, Gus s'agitait sur son siège. Il attrapa un chewing-gum, essaya de trouver une émission intéressante à la radio, et commença même à improviser un air pour se détendre, mais rien n'y faisait : il était de mauvaise humeur. Ce n'était pas quelque chose de commun, chez lui, parce qu'il était d'un naturel jovial, irresponsable et inconscient. Les soucis que son comportement posait ne l'importaient pas. Mais cette fois, il s'en voulait. Il avait déjà brisé des cœurs mais pour la première fois, il s'en voulait. D'une part parce qu'il devrait désormais imposer sa présence à son collègue, instaurant au passage un climat tendu dans lequel il n'avait aucune envie d'évoluer. D'autre part parce que, sans savoir pourquoi, il se sentait coupable d'avoir fait du mal. Pourtant, il avait agi avec Adrien comme avec tous ceux qui s'étaient attachés et à qui il avait brisé le coeur. Il feignait en général le mépris, voire la méchanceté. Ainsi, il dégoûtait ses prétendants, qui relativisaient en se disant que c'était un homme détestable. Mais cette fois, il n'était plus aussi sûr de lui. Quelque chose en lui le gênait, une émotion parasite dont il n'arrivait pas à se défaire...

     *
    *      *

Bonsoir Augustín, tu vas bien ?

Cette initiative de la part de Loïcia était si inattendue qu'elle fut quelques instants persuadée que c'était son téléphone qui avait pris la décision d'écrire ce message. Entre deux mails professionnels, elle avait pensé à Augustín alors elle l'avait abordé. Elle s'était sentie comme légère après avoir fait cela, et retourna bien vite dans ses échanges marketing, qui ne s'éternisèrent pas.

— Loïcia, plutôt salade de maïs ou de riz ?

La question arrivait tout droit de l'embrasure de la porte du bureau, où Joe venait d'apparaître, un tablier autour du cou. Loïcia se retourna et déclara :

— Plutôt du maïs, s'il te plaît.

Le garde du corps acquiesça et se pressa de finir le repas avant d'appeler Loïcia. Ils partagèrent un repas agréable, confortablement installés dans la salle à manger. Les délicieuses ondes dorées du soleil couchant filtraient par les larges fenêtres. Une discussion enjouée emplissait la pièce de vie et l'air était chargé de l'euphorie que l'on ressent lors des jours plus doux de printemps.
Loïcia était heureuse des résultats de cette drôle de colocation. Elle s'était attendue à être privée d'intimité, épiée à tout instant. Finalement, Joe se faisait aussi discret qu'une souris. Il ne laissait jamais rien traîner dans l'appartement, faisait preuve d'énormément de discrétion quand il la suivait et surtout, il paraissait prendre des dispositions toutes particulières quant à la proximité physique avec Loïcia. Au début, elle pensait simplement qu'il était aussi peu tactile qu'elle, mais elle avait remarqué au fil du temps qu'il était extrêmement câlin avec ses filles. L'évidence avait été frappante : Joe savait tout. Il savait pourquoi Claude l'avait engagé, il savait qu'aucun écart de conduite ne serait toléré. Il savait qu'il risquerait de payer très cher tout ce qui pourrait arriver de mal à Loïcia. Il savait également que le père de cette dernière se fichait des trois enfants de Joe, et que sa précieuse fille devait être une priorité absolue pour le garde du corps.
C'est quand Loïcia comprit enfin toutes les responsabilités qui pesaient sur le dos de Joe qu'elle changea radicalement de comportement. Elle se fit bien plus amicale, si bien qu'elle se lia étonnamment vite d'amitié avec l'homme. Il y avait une raison bien précise à ce virement de situation : Loïcia avait réalisé que si son père avait choisi Joe pour jouer un rôle aussi important, celui-ci devait être un homme digne de confiance.

Tous les chemins mènent à toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant