Chapitre 4

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Je me réveille en sursaut dans ma chambre d'hôpital, Lucas toujours sur sa chaise, les yeux perdus dans le vide. J'en profite pour le dévisager et me plonge dans son regard. Plus je fouille dans ses yeux plus je remarque que derrière la couleur claire de ses yeux, se trouve une part d'ombre, comme une vieille douleur vainement réprimée. Ses épaules sont constamment crispées, comme si il était sur ses gardes... Je m'arrache à cette vision de Lucas. Je dois me concentrer sur ce qui m'arrive pour trouver un moyen de sortir d'ici. Je pense en premier à appeler Carla, l'infirmière mais je me ravise au moment d'appuyer sur le bouton rouge: si elle fait partie du « M »,c'est sûrement une mauvaise idée. Peut-être que Lucas pourra m'aider, je sens que je peux lui faire confiance, à lui.

     « Lucas ! dis-je la voix encore enrouée à cause du sommeil

     - Quoi ?

     - Ça fait combien de temps que je suis ici ?

     - Chépa, trois heures à peu près. » Cette réponse m'étonne car j'ai l'impression de me trouver là depuis seulement quelques minutes.

     « Pourquoi je suis là ?

     - 'Peut pas l'dire.

     - Pourquoi ?

     - Pacque. » Il se fiche de moi ou quoi ? Pour le faire réagir, je me lève et me dirige vers la porte à grands pas.

     « Non ! Ne pars pas ! crie-t-il 

     - Et pourquoi ? dis-je malicieusement

     - Sinon ils vont encore me torturer... murmure-t-il si bas que je dois tendre l'oreille pour le comprendre. Il se reprend : Euh... Tu n'aurais jamais dû entendre ça...

     - Eh bien je l'ai entendu et tu vas répondre à mes questions tout de suite ! » Dis-je d'une voix plus assurée que je ne l'avais pensé.

     Il a l'air terrorisé et j'ai presque envie de le prendre dans mes bras pour le consoler, mais je me dis qu'il n'apprécierait sûrement pas ça et que de toute façon ce n'est pas le moment. Il se retourne et fait mine de se diriger vers la porte d'entrée. Je l'attrape par le bras pour l'empêcher de partir, mais le relâche aussitôt car son contact me fait plus d'effet qu'escompté. Il s'arrête, me regarde longuement (je ne pourrais jamais décrire avec assez de précision la couleur tout bonnement magique de ses yeux) et me dit qu'il revient dans peu de temps. Je me dit que si je veux qu'il me dise tout ce qui se passe, j'ai plutôt intérêt à lui faire confiance.

     Lucas revient quelque temps après et quand il referme la porte, les lumières baissent, et le clignotement rouge s'arrête.

     « Comment as-tu fait pour désactiver la caméra ? » Une lueur sombre passe dans ses yeux.

     « J'ai appris. Bon, tu voulais savoir quoi ? dit-il sèchement

     - Pourquoi je suis ici ?

     - OK. Je vais tout t'expliquer depuis le début. » Je ne sais pas pourquoi ce garçon a baissé sa garde avec moi si soudainement, mais quelque chose me dit qu'il sera sincère.

     « C'est Marla qui dirige tout ce qui se passe ici. C'est une sorte de PDG, tu vois, mais on la voit jamais, et personne ne sait à quoi elle ressemble exactement sauf les trois Trieurs, qui sont comme ses bras-droits. Il y en a un par block, et le nôtre c'est Salim. Ensuite, c'est Yannick, le chef de la sécurité et de leurs leurs opérations de kidnappage. Et en dernier dans la hiérarchie de « M, Entreprises », c'est leur couverture quand ils vont récupérer des cobayes, c'est le personnel, comme moi ou Carla, l'infirmière de notre étage. Mais tu ne t'en souviens sans doute pas.

     - Bien sûr que si ! Et Yannick, c'était le présentateur du rallye lecture auquel j'ai participé avant d'atterrir ici !

     - Mais... Comment... Est-ce que... Non... Murmure Lucas déboussolé. Je veux que tu me racontes absolument tout ce dont tu te souviens à partir du moment ou tu as appris l'existence de ce rallye. » Je fronce les sourcils, la manière dont il me regarde est assez inquiétante, mais je lui raconte tout, persuadée que lui donner ces informations pourra m'ouvrir certaines portes vers la vérité. Au fur et à mesure du récit, je décèle dans son regard une sorte de panique grandissante.

     « Que se passe-t-il ?

     - Le petit objet noir que tu as aperçu, c'est ce qu'on appelle le Crack. C'est un ustensile qui endort et fait oublier tout ce qui c'est passé vingt-quatre heures auparavant à quiconque le regarde. Tu aurais dû oublier, toi aussi, mais le fait que tu t'en souviennes signifie que tu est une Penseuse. La seule personne que j'aie rencontrée qui l'était a été tuée par des sbires de Marla.

     - Wow... Moi qui pensait que c'était cool d'être particulière... Maintenant je me retrouve avec une sorte de menace sur le dos...

     - Il faut que je me dépêche, il ne nous reste plus beaucoup de temps. dit-il en regardant sa montre. Bon, il y a quatre blocks, un pour les prisonniers, le BP, un pour l'informatique et les armes, le BI, et un dernier, qui est la base de « M Entreprises », le BM. Ici, Salim est chargé d'emmener les prisonniers à la Salle. Personne ne sait ce qu'ils y font mais nous avons deux certitudes : qu'elle est située au huitième étage, l'étage interdit, et que les personnes qui y vont ne réapparaissent jamais. » Cette dernière phrase me fait froid dans le dos. Moi je sais ce qu'ils y font dans la Salle, et j'en suis revenue en plus. Je raconte mon périple dans le couloir interdit du huitième étage à Lucas, et quand j'arrive à la partie ou je décris les monstres, il ouvre de grands yeux. A la fin de mon récit, je parvient à  la conclusion que si je ne veux pas finir en une bête au regard figé, je dois partir d'ici, et vite. Je propose à Lucas de m'accompagner mais il me répond d'une petite voix :

     « Je ne remettrai pas un pied dans ce désert.

     - Comment ? Tu es déjà sorti d'ici ? Que s'est-il passé ? Pourquoi est-tu encore ici ? » Une ombre passe dans son regard. Je ne sais pas pourquoi, Lucas se met à me raconter son histoire :

     « Je suis arrivé au BP avec mon père, quand j'avais quatre ans. Je ne me souviens ni de ma vie d'avant, ni de ma mère. Il n'arrêtait pas de me dire qu'un jour, il aurait payé sa dette, et qu'on se tirerai d'ici. Le jour de mon septième anniversaire, il est entré dans une colère si violente que je me bouchais les oreilles pour ne pas l'entendre. Il est rentré dans ma cellule. J'avais peur qu'il ne me gronde, mais il m'a pris dans ses bras et m'a chuchoté qu'il allait m'offrir le plus beau des cadeaux, la liberté.

     « On est allés dans la salle de contrôle et je me souviens encore aujourd'hui des boutons sur lesquels il a appuyé pour désactiver le système de sécurité. On est sorti, on a parcouru quelques mètres en liberté, quand la voiture est arrivée. Yannick est sorti, il a pointé son arme sur mon père, et pressé la détente sans même ciller. J'entends encore la détonation après toutes ces années. On m'a emmené dans le bureau de Salim qui a jugé que voir mon père mourir sous mes yeux était une punition suffisante, et il m'a affecté ici... Je pense que j'aurais préféré me faire tuer plutôt que de rester en vie sans lui. » 

     Silence. Lucas essaie de  réprimer ses larmes mais n'y parvient pas. Je m'approche et le prend dans mes bras. Cette fois-ci, c'est le bon moment. Nous nous accrochons l'un à l'autre comme à une bouée de sauvetage, lui pour refouler les fantômes de son passé, moi pour repousser ceux de mon présent. 

     Soudain, les lumières deviennent plus vives et nous nous décrochons l'un de l'autre avant que le clignotement de la caméra revienne.

Droit dans les yeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant