Introduction - Le mot de l'illustratrice et La prétention de penser

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Le mot de l'illustratrice

Salut camarades !
Me revoici pour une publication très particulière. A la fois artbook et texte, il s'agit de mon projet pour le défi de l'Inktober 2019, lequel consiste à réaliser un dessin chaque jour du mois d'octobre.
Et me voici, pour quelque chose qui n'a rien à voir avec ce que je fais d'habitude. Pas de fanfiction, pas de zombies, pas de gravure et pas non plus de bière.
J'ai décidé d'illustrer les textes d'un recueil (inédit, jamais publié) d'une autrice que j'apprécie énormément, Virginie Greene (dont vous pouvez googler le nom si vous voulez en savoir davantage sur elle). J'ai adoré son écriture et son concept de Micromorales, et, n'ayant pas de plateforme online où publier, elle a eu l'immense gentillesse de me "prêter" ses textes pour les mettre sur Wattpad.
Aucun texte n'est donc de moi (mais je vous invite à les lire et les commenter aussi généreusement que les miens, car Virginie ne manquera pas de passer dans le coin, et à commenter les illustrations ^_^).
Les dessins seront tous réalisés à la plume et à l'encre de Chine.
Notre projet à terme est d'autopublier ce recueil sous forme papier, le prépublier ici est un moyen de prendre la température, on va dire.
Je vais dessiner tout le mois d'octobre, et pour le rythme de publication, je ne vous promets rien, ce sera petit à petit entre maintenant et novembre.

Voilà, c'est tout pour moi, et je laisse la parole à Virginie Greene.

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La prétention de penser

J'ai longtemps cru que je n'avais pas voix à la pensée. Je n'ai jamais douté d'avoir la capacité de penser dans le sens ordinaire du terme, c'est-à-dire, de penser comme tout le monde. Des penseurs, et non des moindres, l'ont dit: le bon sens autant que le désir de connaître font partie du lot humain, pour le meilleur et pour le pire. Me reconnaissant humaine, je me reconnais comme dotée de la capacité de penser. Plus exactement, je me reconnais comme pensant que je le veuille ou non, pensant sans y penser. Mais penser en y pensant, s'appliquer à penser, produire de la pensée, être reconnue comme penseur, j'ai longtemps cru que cela n'était pas pour moi. D'autant plus que la forme féminine de "penseur" fait défaut dans la langue dans laquelle le plus souvent je pense.

Et pourtant, il m'arrive de penser. Comment puis-je affirmer cela? Comment puis-je prétendre à pratiquer l'une des activités humaines les plus élevées, les plus difficiles et les plus rares, au même titre que les mathématiques, la musique et les échecs, alors que je ne me suis jamais exercée aux joutes des pratiquants de la pensée? J'ai passé une part de ma vie à lire des histoires et à essayer d'en écrire, et une autre part à essayer de cultiver mon lot de jardin universitaire. Rien ne m'autorise à dire que le bricolage mental qui m'occupe depuis un certain nombre d'années mérite le titre de "pensée".

Et pourtant, je me risque, je m'autorise, je prétends, je m'arroge le droit, bref, j'ose dire que je pense de la pensée.

Je ne me prétends pas étrangère à toute philosophie. J'ai suivi quelques cours et lu quelques livres, ce dont on verra des traces ci-après. Ma spécialisation universitaire en littérature m'a exposée à ce que l'on nomme encore aujourd'hui "la théorie" mais, il me semble, avec de plus en plus de guillemets. Je suis donc aussi apte à jargonner que quiconque dans le métier.

Qu'est-ce que je fais quand je prétends penser? En ce qui me concerne—et cela n'a ni valeur d'exception ni valeur de règle—penser, c'est penser à écrire, ou penser pour écrire. Pour des raisons anecdotiques, écrire est devenu au cours des années ma disposition habituelle. Cependant, écrire ne suffit pas à soutenir la prétention de penser. La tradition philosophique occidentale s'est placée dans une position paradoxale vis-à-vis de l'écriture. Elle a du mal à s'en passer, mais elle a encore plus de mal à la définir ou à la reconnaître. De l'intérieur de cette tradition, écrire se présente comme un obstacle ou un accessoire à la pensée, mais pas comme ce qui la constitue ou la nourrit. De ma position, qui a la particularité de n'être ni intérieure ni extérieure, écrire est un détour nécessaire, mais pas suffisant, pour penser.

Je pense depuis que je me suis accoutumée à écrire dans ma tête, sans transcrire immédiatement la rumeur ressassante en signes graphiques, sans partir d'une page blanche sur laquelle tout d'un coup une ligne d'écriture apparaît, en entraînant une autre puis une autre à la file. Il n'y a pas de page blanche dans mon esprit. Mon écriture mentale ne se fait pas en lignes, mais en surfaces, peut-être même en volumes. Il y a une sorte de point fixe (pour ce texte, c'était l'idée de penser) qui revient au centre sous des formes différentes (un clou, une tour de Babel, une vache dessinée par un enfant, un ultimatum inarticulé), puis s'efface sous des vagues de sensations et de diversions. Tout se mêle et se démêle: la phrase et l'image, le tribunal et la cellule, la balance et le trapèze, l'arbre et la forêt. Ma pensée est faite de sautes d'humeur disciplinées. Quand le moment d'écrire arrive, je ne transcris pas des mots, bien que des mots fassent partie de la pâte mentale. Ce que je transcris tournoie encore, non sans logique. Cela se tient, car sinon cela ne peut s'écrire. Je ne délire ni n'associe librement. Je me contrains par la réduction du sujet en un titre qui me sert de borne capitulaire, par le respect de la grammaire et du principe de non-contradiction, par le désir d'arriver à une forme économique et, si possible, élégante.

La contrainte de l'écriture ouvre pour moi l'espace libre de la pensée. Mais cette liberté, je dois m'y contraindre, car, par paresse d'esprit, je préfère naturellement m'engager dans des cheminements de pensée pré-fabriqués: scénario de ce qui s'est passé, va se passer, pourrait se passer; liste des choses à faire; calendrier des attentes; menus des repas prochains; regrets et remords du jour; réponses aux situations; consolations et compensations; fantasmes. Penser librement c'est d'abord se vider la tête et laisser se former des idées sans rapport ni avec l'état des choses qui me concernent ni avec l'état du moi qui se présente à cet état des choses. Penser c'est glisser hors de la formule "je pense" en se désintéressant du "je" qui pense pour s'intéresser davantage à ce que (je) pense.

Ma pensée est peu réflexive et peu abstraite. Elle a besoin d'objets quotidiens, qui la divertissent d'elle-même. Penser à ce qu'est penser m'amène inévitablement à penser à la pile de linge à repasser ou au prochain dîner à préparer. Inversement, mes pensées les plus détachées de tout arrivent souvent lorsque je suis en train de repasser ou de préparer le dîner. De telles pensées ne durent pas et s'évanouissent comme un rêve. Ainsi je brûle rarement mon linge ou mon dîner.

Ma pensée a besoin de se sentir utile, productive, éthique. J'aimerais que cet exercice me rende plus sage et m'évite de répéter des conneries. De plus, j'aimerais que l'écrit résultant de cette pensée soit utile et divertissant pour d'autres que moi-même.

Ma pensée a besoin de se sentir gratuite, inutile, sans application pratique. J'aimerais que l'écrit résultant de ce geste soit beau, dans l'absolu. De plus j'aimerais qu'il rende ma vie plus belle à mes propres yeux.

Il n'est pas sûr que mon inclination utilitaire soit moins égocentrique que ma tendance esthétisante. Les deux m'amènent à penser qu'il est à la fois beau et utile de réduire l'ego. Réduire ne veut pas dire éliminer ou effacer, mais proportionner ou mesurer. Et comme mon ego tend davantage vers le plus et le trop, mon travail moral se fait plutôt vers le "micro" que le "macro". Moraliser à propos de tout et de rien n'est pas une tâche difficile; moraliser à petite échelle est plus compliqué. Surtout avec l'ego que je me paie, un ego qui a la particularité de se composer de trois personnes pas très bien assorties: une snob, une bureaucrate et une idiote.

J'ai glissé de la pensée à la morale sans aucune justification. Je sais que le mot "morale" a encore plus de connotations négatives que le mot "pensée". La condescendance s'y ajoute au pédantisme. Non seulement elle pense, mais en plus elle moralise. Et que ce soit en petit, plutôt qu'en grand ou en gros, ne rend pas l'entreprise moins suspecte. Au contraire.

A présent que j'ai établi mon manque d'autorité et de compétence, signalé la contradiction flagrante d'un projet qui se veut à la fois utile et inutilisable, et inscrit le choix de la petitesse comme signature, il ne me reste plus qu'à vous mettre au défi de me lire quand même.

Micromorales + InktoberOù les histoires vivent. Découvrez maintenant