Les pyramides sont d'admirables monuments, si l'on admire ce genre d'affirmation de soi à la face des siècles et des peuples. Je l'ai fait faire parce que j'avais le pouvoir de le faire faire. Tours, minarets, cathédrales, palais, tombeaux, très grandes bibliothèques: les pharaons n'ont jamais manqué d'audace ni d'architectes pleins d'imagination. Le monde n'a jamais manqué de pharaons, ni d'aspirants pharaons, ni d'apprentis pharaons. Le monde pourra-t-il soutenir le pharaonisme (c'est-à-dire la dilapidation de vastes ressources naturelles et humaines au profit d'un très petit nombre) encore longtemps? Est-ce que le pharaonisme n'est pas en train de transformer le monde en sarcophage?
Voilà pour l'aspect politique et collectif de la chose. Du côté esthétique et individuel, j'ai du mal à comprendre le désir de laisser après soi, en mémoire de soi, un pet monumental, fossilisé dans les siècles des siècles. Vaut-il pas mieux ne rien laisser du tout après soi? Ou, comme il est écrit dans les toilettes, de laisser l'endroit aussi ou plus propre qu'on ne l'a trouvé en y arrivant?
Cela dit, je ne suis pas iconoclaste. Ma colère monumentoclastique n'est pas elle-même monumentale, c'est-à-dire invariante et monolithique. J'en rabats, j'admets des exceptions: ma bonne vieille cathédrale de Strasbourg, absurdité gothique trop lourde pour être jamais terminée; le gros cénotaphe gris empli de livres qu'on appelle Widener Library; Carnac et Stonehenge, d'une sobriété et d'une modestie charmantes comparés à leurs plus modernes successeurs.
N'empêche qu'un mégalithe, de quelque époque qu'il soit, est toujours une affirmation de pouvoir sur la matière et sur les corps humains et animaux qui ont souffert la pierre, la corde, le poids, le vertige—avec fierté parfois, mais jamais sans peine.
En bref, je n'en appelle pas à la destruction des vieux monstres (quoi qu'en ce qui concerne Versailles. . .) mais à une pause dans l'histoire de leur production. Un siècle sans pharaonisme serait un grand siècle.
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Micromorales + Inktober
Kurgu OlmayanCourts textes écrits par Virginie Greene, illustrés par Eponyme. Collaboration dans le cadre de l'Inktober 2019.