La stratégie de l'idiote

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La niaise, la sotte, la poire, la nouille, la gourde, l'imbécile, la débile, la beubeu, celle qui en tient une couche, n'a pas inventé l'eau chaude ni la poudre, est bouchée à l'émeri, bien gentille, bête comme ses pieds, une oie, une buse, n'est ...

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La niaise, la sotte, la poire, la nouille, la gourde, l'imbécile, la débile, la beubeu, celle qui en tient une couche, n'a pas inventé l'eau chaude ni la poudre, est bouchée à l'émeri, bien gentille, bête comme ses pieds, une oie, une buse, n'est pas une flèche, tombe des nues, prend des vessies pour des lanternes, arrive avec ses gros sabots—bref, l'idiote sous toutes ses dénominations s'impose comme une figure moins privée d'intelligence que singulièrement démunie des ressources du succès social.

L'idiote est lente à comprendre les situations, ce pourquoi elle rate les occasions, se retrouve dans la mauvaise file, ne va pas au rythme général, réagit à contretemps. L'idiote ne connaît pas les codes en usage, ou ne les connaît que partiellement. Elle est souvent trop littérale ou, au contraire, par réaction, voit des symboles et sous-entendus là où il n'y en a pas. Le pire manquement de l'idiote est de ne pas partager les motivations et désirs du plus grand nombre, non pas par dandysme ou ascétisme, mais par ignorance, manque de goût et de raffinement. L'idiote, toujours dépassée par les événements, jamais au courant de rien, voit passer les modes avec perplexité. Les tendances ne la touchent guère. Elle est sans look et sans reproches. Elle se rend à peine compte de son incongruité physique et morale.

Voilà pour le portrait de l'idiote à l'état natif, la jeune idiote commençant sans le savoir sa quête du Graal. Si elle le savait, elle quêterait autre chose ou elle deviendrait folle. La littérature médiévale nous apprend que seuls les idiots peuvent quêter le Graal sans devenir fous, car seuls les idiots peuvent être en quête sans savoir qu'ils le sont ni quel est l'objet de la quête.

Il convient de considérer maintenant comment l'idiote native devient une idiote par stratégie, une idiote rusée si l'on peut dire. L'idiote n'est pas maligne, certes, mais elle n'est pas absolument bête pour autant. Elle est capable d'apprendre quelque chose à partir de ses bêtises. Elle observe, elle réfléchit, elle se souvient, elle rumine. Peu à peu, le tourbillon des occasions, des modes, des opinions, des événements, des succès et des chutes lui apparaît dans sa fondamentale pauvreté répétitive. Au lieu d'en être stupéfiée, elle commence à en déchiffrer et prévoir les tours et retours. Sa difficulté à saisir les situations sur le moment ne l'empêche pas, voire lui permet des les appréhender pleinement après coup. Elle devient perspicace d'une manière détachée. La contemplation fascinée de tout ce qui lui échappait devient un calcul de probabilités. A force de laisser passer les trains, elle finit par comprendre le réseau, et par attendre ceux qu'il ne faudra pas manquer. Sa stupidité désarmante devient une arme. On se méfie peu d'une idiote; on l'aime plutôt bien car elle n'est pas menaçante. Comme elle n'a pas l'air d'être dans la course, on ne la perçoit pas comme une compétitrice, ce qui lui évite de perdre du temps et de l'énergie en futiles bagarres. On la voit comme une présence paisible et négligeable.

Avec l'âge, son incapacité ridicule à suivre les modes devient une dignité. Aux yeux du monde, l'idiote devient une sage; à ses propres yeux, une idiote vieillissante. L'idiote qui ne se sent plus idiote s'est trahie quelque part.

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