Chapitre 4

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Deux mois plus tard, décembre 2054.

Port Hamad, à environ trente kilomètres au sud de Doha – Qatar.

Altaïr aidait au déchargement ordonné du soixantième conteneur de la journée sur lequel était inscrit en rouge Hinode. Il transportait avec les autres des caisses remplies de bananes, de mangues, d'oranges et de pamplemousses, après qu'un chariot eut déposé un nouveau conteneur. En soi, il ne participait là à aucune action illégale. Je crois que c'est pour cette raison que je m'emmerde. Plus loin en dehors du port étaient stationnés les camions prêts à acheminer les marchandises. L'activité était très intense, les ouvriers étaient de véritables fourmis qui se relayaient jour et nuit.

À vingt heures, la navette vint chercher les ouvriers sur les quais. Elle en déposa d'autres – les équipes de nuit – et releva ceux de jour. Elle fit un premier arrêt aux conteneurs des contremaîtres pour que les hommes puissent y déposer leurs casques et leurs masques puis pointer auprès des scanners rétiniens. Aucun uniforme ne leur était fourni. La plupart d'entre eux provenaient d'Inde, de Chine, du Pakistan et de l'ensemble du continent africain. Altaïr estimait le nombre d'ouvriers sur cette partie port à plus de cinq cents.

La navette les conduisit ensuite à leurs baraquements. Malgré leur vétusté, les ouvriers ne s'en plaignaient pas, certains étaient même réjouis de pouvoir dormir sous un toit la nuit et de disposer d'un peu d'électricité. Altaïr non plus n'était pas incommodé, car il avait été formé pour cela. Heureusement pour lui, il avait été également formé à la solitude, car ici, en dehors de Chienlit, son contact, il ne s'était rapproché de personne. La barrière de la langue constituait une sérieuse contrainte pour les autres hommes qui ne savaient pas non plus parler anglais.

Quelques tensions animaient les nuits, surtout entre Indiens et Pakistanais. Altaïr avait imaginé au début que la principale raison était la bouffe qu'on leur servait. Il y a là quelque chose qui relève du génie, se disait-il à chacune des soupes qu'il ingurgitait, il est censé y avoir des pommes de terre et des tomates, mais j'ai quand même l'impression de boire du mazout. D'ailleurs, ça en a la couleur ! Merde, le type qui fait la tambouille devrait se voir décerner le prix Nobel de chimie pour un truc pareil... Mais non, la raison de ces heurts était bien plus dramatique, même si la nourriture était une chose on ne peut plus sérieuse pour le français qu'était Altaïr.

La guerre entre les deux pays, terminée il y a vingt-quatre ans, avait laissé des traces. Plusieurs centaines de millions de personnes avaient été tuées pendant les batailles qui avaient animé le conflit durant trois années. Mais malgré son ampleur, le RiSE (Rassemblement international pour la Survie de l'Espèce) n'était pas parvenu à empêcher les deux pays de s'attaquer avec leurs ogives nucléaires respectives. Par conséquent, les baraquements indiens étaient vivement déconseillés pour les ouvriers pakistanais et inversement. Certains matins, les contremaîtres retrouvaient des hommes morts poignardés au ventre ou à la gorge. Ils s'empressaient de faire disparaître les corps tandis que les ouvriers étaient priés de fermer les yeux. Même si la plupart de ses agents étaient des ripoux, la police de Doha ne laissait pas de tels actes se produire sur le port. En revanche, elle détournait volontiers le regard sur les conditions de travail des hommes, à peine payés pour se nourrir et envoyer un peu de leurs économies à leurs familles restées au pays.

Altaïr dormait dans un baraquement de six couchettes. En plus de la sienne, seulement trois d'entre elles étaient occupées par un homme d'Europe de l'Est, un Brésilien et un Angolais. Aucun d'entre eux ne lui parlait, et c'était tant mieux.

Tous les soirs, il en apprenait un peu plus sur l'organisation du port, sur son fonctionnement. Pour le moment, il n'était que petite main, mais cela allait changer, il le savait. Au-dessus de lui, les contremaîtres paradaient comme des coqs, mais ils étaient facilement remplaçables. En somme, ils avaient presque le même statut que ceux qu'ils dirigeaient, à ceci près qu'un baraquement personnel leur était réservé, qu'ils avaient permission de sortie le soir dans la ville et, surtout, qu'ils étaient en contact permanent avec le chef du port : le gestionnaire logistique.

L'Ordre de JanusWhere stories live. Discover now