Chapitre 12

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Un mois plus tard – mars 2055

Quartier de Melting Pot – Doha, Qatar.

Les vendredis soirs n'avaient plus la même saveur. Amberson n'avait pas touché à sa grande pinte de bière brune au Drink This is my Piss et avait passé son temps à grommeler contre les autres qui prenaient du plaisir à se retourner le cerveau. Altaïr, d'ordinaire peu bavard, avait quant à lui plongé dans un profond mutisme. Rylad lui manquait, mais il ne savait pas exactement pourquoi. Le sexe, pour sûr, aucune autre femme de Melting Pot ne lui convenait suffisamment. Aucune n'est comme elle. Mais au-delà, Altaïr regrettait surtout les discussions et la relation intime qu'il avait noué avec la petite Géorgienne. Elle ne le libérait pas seulement physiologiquement, mais aussi émotionnellement et philosophiquement. Elle lui permettait de s'amarrer à la réalité, de l'extirper du monde des docks et aussi un peu de sa mission.

Les deux collègues s'étaient donc rapidement extirpés de la fournaise alcoolisée du pub pour s'engouffrer dans Torrent Road. Ils avaient déambulé dans trop de détermination dans les rues noires de monde pour finalement prendre un croisement, à hauteur du Giant!, la plus grosse salle de jeux de Melting Pot.

« Un conseil, ne touche jamais à ces choses-là, conseilla Amberson, tu dilapides ton blé sans jamais en récupérer grand-chose, si ce n'est de la frustration. Au moins, quand tu te retournes la gueule avec cette bière qui a goût de cuir, tu consommes quelque chose. Ici, ce n'est que du vent, comme la ville, comme tout. »

À mesure que l'irlandais enchaînait ses monologues et se frayait un chemin dans la fourmilière avec ses larges épaules, une certaine nostalgie prenait racine dans l'esprit d'Altaïr. Son collègue – pour lequel il avait noué une sincère amitié – parlait avec une honnêteté qui lui brisait le cœur. Comme un testament oral. Deux cent mètres plus en avant du Giant!, les deux arrivèrent devant le Triple Kiss For Men, à l'angle de Destiny Street et Garbage Park.

« Ici, en revanche, tu consommes. Tu raques un peu plus, forcément, rit Amberson, mais c'est pour une longue durée. Enfin, à titre personnel, c'est pour une longue durée. Ça varie en fonction des queues. Allez, suis-moi. Après ça, crois-moi, ta Rylad sera loin. Très loin. »

Une heure après, Altaïr prit place au comptoir de l'établissement et commanda un scotch, qu'il avala d'un trait.

« Le premier verre est offert pour les clients, déclara l'homme, endimanché derrière son comptoir, en repoussant le billet que tendait Altaïr.

— Alors un deuxième. »

Amberson n'était pas encore redescendu, trop occupé avec son Estonienne. Altaïr avait quant à lui choisi une jolie Française, sans doute guidé par le manque de repères dans lequel il était actuellement plongé. Cela lui arrivait régulièrement, c'était même là un des critères de sélection des Gardiens de Janus de son pays : ils devaient laisser paraître tous les types d'émotions, de la plus grande fragilité à la plus solide force d'esprit, leur permettant ainsi de se fondre dans toutes les identités qu'on leur créait.

Mais ici, Altaïr se laissait dévorer. Avec la jolie Lio, il n'avait rien pratiqué, rien de sexuel en tout cas. Tous deux avaient pris le temps de discuter, surtout elle. Altaïr l'avait écouté lui raconter son histoire, ses projets et son métier, plutôt son gagne-pain tout bien considéré. Il s'était fait la remarque que les putes avaient plus ou moins les mêmes histoires personnelles, en tout cas la même trame de vie. À vouloir tutoyer naïvement les étoiles, elles se brûlaient les ailes, chutaient fortement et tentaient de se rattraper maladroitement. Finalement, elles atterrissaient violemment au sol, sur une terre boueuse et faite de vices, dans laquelle elles s'embourbaient et peinaient à en sortir.

L'Ordre de JanusWhere stories live. Discover now