Chapitre 4 : Mercury & Sherlock Holmes

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En 1967, la coupe de cheveux de Crowley avait un peu dérapé, mais ça devait être rattrapable – après tout, ce n'était pas pire que son style durant la révolution française, si ? – et il organisait une virée de nuit dans une église pour voler de l'eau bénite. Il avait tout préparé, mais quand il retourna dans sa voiture, une magnifique Bentley des années 30, Aziraphale se tenait là, tout innocent, et après un avertissement sur les risques, il lui donnait un thermos rempli de ce que Crowley cherchait.

- Je devrais dire merci ?

- Il ne vaut mieux pas, répondit Aziraphale dans un filet de voix, qui regrettait déjà d'avoir fait ça.

Le thermos imprimé tartan ne manqua pas de faire sourire Crowley, qui proposa à Aziraphale de le ramener chez lui, où de l'emmener n'importe où. L'ange refusa, Crowley insista, et Aziraphale finit par lâcher :

- Tu vas trop vite pour moi, Crowley.

Désemparé, Crowley laissa Aziraphale s'échapper et il ne réagit pas. Qu'aurait-il pu dire ? Qu'il aimait conduire vite ? Que sa remarque avait un tel double-sens que Crowley lui-même ne savait comment l'interpréter ? Que six mille ans, ça passait trop vite ? Mais il était seul dans sa voiture, alors il démarra et s'éloigna.

Ils se revirent plusieurs fois, pour le plus grand plaisir de Crowley, qui invitait Aziraphale au restaurant – miraculeusement, ils n'avaient jamais besoin de réserver, il y avait toujours une table pour deux qui était libre – simplement pour le spectacle d'Aziraphale qui mangeait. Ils allaient aussi au cinéma, car Crowley adorait les films. Mais...

Crowley inspira profondément par le nez en rejetant la tête en arrière. Il regarda à côté de lui le chanteur faire la même chose et les lignes de poudre blanche disparaître les unes après les autres. Puis ils se regardèrent et explosèrent de rire, couvrant le fond de musique rock'n'roll. On était en 1990.

Crowley avait rencontré Freddie Mercury quelques années plus tôt, et lorsque l'envie leur venait, ils pouvaient passer jusqu'à plusieurs jours sans se lâcher. Crowley, en six mille ans, avait habitué son corps à la drogue, mais elle gardait un petit effet sur lui. Quant au chanteur de Queen, il n'en était certainement pas à sa première fois.

Les doigts du chanteur se glissèrent sur la joue de Crowley, remontant comme pour enlever ses lunettes de soleil, mais une sonnerie de téléphone les interrompit. Crowley se releva à regret et alla décrocher au téléphone en laissant Mercury, qui n'était clairement pas en état de prendre un coup de fil, dans le salon.

- Allo ?

- Crowley ! Par tous les saints, j'appelle chez toi depuis trois jours ! Comment va Freddie ?

Crowley jeta un coup d'œil au dit Freddie, qui s'était avachi sur le canapé et semblait l'attendre, une lueur suggestive dans le regard. Et il répondit à Aziraphale :

- Très bien, très bien.

- Crowley, mon cher, as-tu pris quelque chose ?

Cette fois, le coup d'œil fut pour les restes de cocaïne sur la table basse, et pour les bouteilles vides alignées derrière. Tout en s'allumant une cigarette miraculeusement apparue entre ses doigts, Crowley répondit si naturellement que c'en était inquiétant :

- Non, tout va pour le mieux, mon ange. Je te rappelle plus tard !

Crowley raccrocha et revint vers Freddie, qui s'empara de sa cigarette pour tirer dessus. Ils se sourirent, quand la sonnette retentit. Freddie tenta de se lever, mais Crowley fut plus rapide et il se dirigea vers la porte en marmonnant quelque chose qui ressemblait « Par Satan, impossible de se faire un mec tranquillement », et l'ouvrit pour se trouver face à Aziraphale, qui tout sourire, le regardait.

Son sourire disparut en voyant la cigarette entre les lèvres de Crowley, qui la lui tendit en disant :

- Une cigarette, mon ange ?

Aziraphale soupira, poussa légèrement Crowley pour accéder à l'intérieur de la maison, et se dirigea d'un pas ferme vers Freddie. Ils discutèrent quelques instants et finalement, Aziraphale remplit le frigo du chanteur et traîna Crowley dehors.

Ils se rendirent à la librairie, et Crowley miracula une bouteille d'alcool pour continuer à boire, sous le regard désapprobateur d'Aziraphale, qui, à peine rentré, commença à réprimander le démon :

- Que tu te drogues, c'est une chose, mais que tu entraînes Freddie là-dedans ? Tu sais bien qu'il n'est qu'humain, et que ça a un effet bien plus néfaste sur lui que sur toi !

Crowley ne répondit pas.

- Je perds visiblement mon temps. Dire que je croyais pouvoir te rendre bon à nouveau, soupira Aziraphale en s'éloignant.

La drogue et l'alcool quittèrent le corps de Crowley alors qu'il hésitait à s'allumer une cigarette. Aziraphale aurait certainement refusé qu'il fume dans la librairie. Le démon soupira et s'en alla.

Un an plus tard, Freddie Mercury mourut, et Crowley entra dans la librairie, à la recherche d'Aziraphale. Il ne l'avait pas vu depuis leur quasi-dispute, mais il y avait de grandes chances qu'Aziraphale ne lui en veuille pas.

Ces pensées étaient du côté de Crowley qui était logique. L'autre côté, lui, celui qui s'attachait aux gens et qui éprouvait des sentiments, n'était pas vraiment en état de réfléchir. C'était lui qui embuait ses yeux et le faisait trembler ainsi.

Quand Aziraphale se montra, Crowley ne réfléchit pas, et le serra contre lui si fort qu'il en perdit le souffle. A vrai dire, il tomba presque dans les bras d'Aziraphale. L'ange, qui avait appris la triste nouvelle, se contenta de rendre son étreinte à Crowley avec une force égale. Il savait très bien que Mercury avait toujours eu une place spéciale dans le cœur de Crowley.

Vers la fin des années 2010, Crowley et Aziraphale cessèrent l'Apocalypse tous les deux. Quoiqu'ils n'aient pas vraiment changé le cours des choses, en fait, mais ils étaient enfin débarrassés de l'Enfer et du Paradis. Ils étaient tous les deux de leur côté, pour la première fois, et ils ne se lâchaient plus.

Une histoire ne commence jamais réellement. Il est impossible de trouver le premier mot d'une histoire. Elle est toujours la solde de petits gestes du quotidien qui mènent à de grandes actions décisives, elle est le résultat de rencontres insignifiantes qui veulent tout dire. Une histoire ne commence ni ne se termine un jour, car il y a toujours quelqu'un pour perpétuer sa mémoire, quelqu'un pour la faire vivre, encore et encore, pour la faire traverser les siècles et le temps.

Cependant, il faut bien commencer quelque part. Mais était-ce à un moment précis, où alors à un autre, ou bien un peu plus haut dans l'Histoire elle-même ? Nul ne le sait, et pourtant, il faudra bien choisir. Qui peut s'arroger ainsi le droit de décider quel instant de l'Histoire est important, le quel est inintéressant, le quel fait avancer notre histoire ?

L'auteur le pourrait, bien entendu, car c'est lui qui écrit et qui décide de la trame de l'histoire. Mais les personnages évoluent seuls, l'auteur n'est qu'une béquille dont il faudra éventuellement se débarrasser ou alors oublier au coin d'une pièce. Une béquille importante, certes, mais certainement pas essentielle.

Comme il faut bien que quelqu'un se décide, et que la béquille des personnages (aka l'auteur) est toujours présente, cette histoire commence quand Aziraphale constata la malheureuse absence de deux de ses livres préférés sur les étagères de sa librairie, deux premières éditions qui valaient une somme extravagante et qui avaient une valeur sentimentale, et que l'ange se décida à appeler un détective pour retrouver ses ouvrages.

On appelait ce détective Sherlock Holmes.

À la Croisée des CheminsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant