Chapitre 6 : Les Livres

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Le lendemain matin, à dix heures tapantes, un Aziraphale un peu nerveux se présentait à la porte du 221b Baker Street, engoncé dans son costume blanc habituel. Madame Hudson lui ouvrit, tous sourires, et lui conta son aventure de la veille en le menant dans les escaliers. Elle installa Aziraphale sur la chaise, devant les deux fauteuils qui se faisaient face, et elle cria à l'intention des résidents de l'appartement :

- Les garçons, premier client !

Des escaliers, un peu plus loin, qui menaient à une partie sombre de l'appartement, grincèrent, et un homme aux cheveux blonds fit son apparition, tenant par la main une petite fille tout aussi blonde que lui, avec des joues roses rebondies. Il la confia à Madame Hudson en lui murmurant quelques mots, puis se tourna vers Aziraphale, qui attendait patiemment. Ils se serrèrent la main et John lui proposa un thé, qu'Aziraphale déclina poliment.

John s'excusa auprès de lui en se dirigeant vers un couloir. Il ouvrit grand la porte de la chambre de Sherlock, et son regard tomba sur son bras découvert. Avant qu'il n'ait pu faire quelque remarque sur le creux de son coude criblé de trous de seringues, où même sur celle qu'il tenait entre ses doigts, Sherlock rabattit sa manche.

- Un client, Sherlock.

La voix froide de John fit frissonner Sherlock, qui se leva vivement pour rejoindre le salon. La tête lui tourna un peu, mais John ne remarqua heureusement rien, et il salua l'étrange homme qui l'attendait. Au premier coup d'œil, Sherlock déduit qu'il était un libraire, qu'il était extrêmement patient et aurait pu attendre des heures sans se plaindre. Au second, il déduisit qu'il était beaucoup plus vieux qu'il n'y paraissait et alors qu'il s'asseyait dans son fauteuil attitré, Sherlock lui jeta un troisième regard en coin, et en retira une grande confusion.

- M. Fell, racontez-nous votre histoire.

L'ange serra ses mains l'une contre l'autre et alors qu'une partie de l'esprit de Sherlock lui soufflait qu'il était amoureux de quelqu'un, certainement d'un ami de longue date, il commença :

- Ce n'est pas grand-chose, M. Holmes, mais c'est étrange. Voyez-vous, je collectionne les livres, plus particulièrement les premières éditions, dans ma librairie. Elle est située dans le quartier de Soho. Avant-hier, j'ai malheureusement constaté que deux éditions spéciales avaient disparu : les Contemplations de Victor Hugo, un magnifique livre signé, quoique le pauvre homme, il ne... Bref, et une première édition reliée des prophéties de Nostradamus, signée elle aussi. Ma librairie était fermée à clef, et j'ai bien vu qu'aucun de mes clients de la journée n'avait touché de livre. Je ne comprends pas ce qu'il s'est passé, M. Holmes, ils ont simplement disparu. Envolés.

John scrutait Sherlock en prenant des notes. Il ne prendrait certainement pas cette affaire, les vols de livres n'étaient pas ce qui intéressait le plus le détective. Cependant, il sauta sur ses pieds, tout excité, et s'exclama :

- Je viendrais cette après-midi, à seize heures précises, à votre librairie, M. Fell. D'ici-là, assurez-vous bien qu'aucun autre livre n'ait mystérieusement prit la fuite...

Sherlock conduit Aziraphale à la sortie, et lorsqu'il revint, John fit abstraction de ce qu'il avait vu dans la chambre et demanda :

- Pourquoi prendre cette affaire ? Elle n'est pas très intéressante, pourtant, il pourrait aller à la police...

Sherlock regarda par la fenêtre, et dans la rue, nulle trace du client. Un sourire énigmatique se dessina sur son visage :

- Tu vois, mais tu n'observes pas, John...

Crowley attendait Aziraphale devant la librairie, une cigarette pendant au coin de ses lèvres, le regard rivé vers la rue blindée de passants. Quand l'ange finit par apparaître, Crowley écrasa le mégot sous son pied et lança en s'engouffrant à la suite d'Aziraphale dans la librairie :

- Je suis désolé pour hier soir, mon ange.

Aziraphale balaya l'incident d'une main et Crowley, rassuré, changea de sujet :

- Alors, ce Sherlock Holmes ?

- Un homme charmant. Il va venir à la librairie cette après-midi.

Crowley soupira. Et acquiesça :

- D'accord. J'ai hâte de voir s'il est aussi bon qu'il le prétend...

Les deux se jaugèrent du regard jusqu'à ce que Crowley aille s'affaler dans le lit, à l'étage, dans une petite pièce qu'Aziraphale avait aménagé juste pour lui. Puis l'attente s'ensuivit, alors qu'Aziraphale lisait et annotait des livres, en bas.

Finalement, à seize heures piles, la clochette retentit et Sherlock entra dans la librairie en regardant tous les détails, John sur ses talons. Aziraphale les accueillit avec un sourire et la première chose que Sherlock dit fut :

- Qu'est-ce que vous cachez sous ce tapis ?

On entendit une voix dégoulinante de sarcasme venir du haut des escaliers :

- Il n'est pas mal.

Sherlock étudia le nouveau venu, qui descendit les escaliers d'une démarche serpentine. Ses cheveux roux étaient coupés courts, il portait des vêtements noirs et des lunettes de soleil qui ne parvenaient pas à adoucir l'expression sarcastique et insolente de son visage. Un individu charmant. John le suivit du regard, tout comme Sherlock le fit, alors que Crowley venait frôler l'épaule d'Aziraphale dans un geste très suggestif que les deux acolytes ne manquèrent pas, et il lança :

- Je vais préparer une tasse de thé pour nos... invités, mon ange.

Troublé par cette démonstration claire et nette de Crowley, Aziraphale adressa un sourire embarrassé à John et Sherlock alors qu'il les invitait à s'assoir. Sherlock nota bien que la voix de celui qui était descendu des escaliers avait traîné sur le « s », bien plus qu'aucun accent ne le permettait. Ce détail élu domicile dans un coin de son esprit et Sherlock commença :

- Je vais retrouver vos livres, j'ai juste besoin que vous me racontiez le plus de détails possibles. Sur les clients, qu'il y a eu ce jour-là, un passant qui avait une attitude étrange, n'importe quoi peut être important.

Aziraphale obéit et Sherlock l'écouta attentivement, les mains croisées sous son menton, sans s'avouer qu'il avait tourné et retourné le problème dans son crâne sans y trouver aucune solution. La voix moqueuse de son frère se rit de lui alors qu'il recueillait les nouveaux détails et les rattachait à l'histoire. Mais rien ne collait. Tout était parfaitement normal.

Crowley revint, pas peu fier de l'effet qu'il avait eu sur Aziraphale, un plateau dans les mains. Il servit le thé avec inattention, sous le regard intéressé de John. Aziraphale fut déconcentré quand Crowley s'assit près de lui, si près que leurs genoux se touchaient presque.

Sherlock remarqua bien ce changement d'attitude, et vit un reflet jaune sous les lunettes de Crowley. De plus en plus intéressant, songea-t-il, avant de se remettre à écouter Aziraphale parler de ses fameux livres disparus.

À la Croisée des CheminsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant