Chapitre 3 : Tentation & Miracle Démoniaque

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L'opportunité arriva huit ans plus tard, ce qui était en somme bien moins long que trois mille ans, mais qui semblèrent durer une éternité pour Crowley. Une longue, ennuyeuse éternité. Il s'était procuré des lunettes noires, pour cacher ses yeux, qui intriguaient de plus en plus les humains – Crowley voyait bien les regards en biais que lui jetaient les plus sceptiques d'entre eux. Il portait, sans prétention aucune, bien sûr, du lierre recouvert d'or dans ses cheveux roux qu'il avait fait couper court. Il était dans ce qui se ferait appeler plus tard un bar, et cherchait de nouvelles idées pour corrompre l'Empereur Caligula*, quoiqu'il n'ait vraiment pas besoin d'aide démoniaque, quand il entendit derrière lui une voix beaucoup trop familière pour le peu de fois qu'il l'avait entendue :

- Crawley ? Crowley ?

Et Aziraphale s'assit près de lui comme s'ils étaient de vieux amis, et tenta de faire la conversation, ce qui n'était pas vraiment son fort et il finit par lâcher :

- Laisses-moi te tenter... Oh, c'est ton job, ça, pas vrai ?

Crowley se contenta de sourire largement. Plus le temps passait, et plus il aimait l'ange. Ange qui bien sûr, ne se doutait de rien, et qui pensait en toute innocence que Crowley appréciait simplement sa compagnie au même titre qu'un bon ami.

Ils se quittèrent après avoir testé ce nouveau restaurant, et Crowley se promit de ne plus jamais manger d'huîtres, et surtout, de définitivement, réemmener Aziraphale au restaurant un de ces jours.

Cependant, ils ne se revirent que cinq cent ans plus tard, pour un temps relativement court. Aziraphale était chevalier de la table ronde, ce qui n'étonna pas une seule seconde Crowley, qui lui, était chevalier noir. En somme, ils annulaient les effets de l'autre, alors ils auraient tout aussi bien pu rester au chaud, mais Aziraphale fut si indigné par l'idée...

Ce n'était pas permis, d'être si innocent et adorable. Crowley ne put le convaincre de mentir à ses supérieurs, ce n'était pas faute d'avoir essayé, mais quand Aziraphale évoqua Gabriel, il se rembrunit et dut se forcer à ne pas répondre qu'évidement il savait comment Gabriel était, puisqu'il l'avait connu même avant lui et que ça n'avait franchement pas été un plaisir. Il ne dit rien et se contenta d'hausser des épaules déçues. Une autre fois, peut-être.

L'autre fois se présenta environ cinq cent autres années plus tard, dans lesquelles il y avait eu d'autres rencontres, qui avaient dû durer moins de dix minutes chacune. Aziraphale, prenant une initiative complètement inédite, invita Crowley à le rejoindre voir une pièce de théâtre en l'an 1601, au Théâtre du Globe, à Londres.

Crowley accepta de bon cœur et s'y rendit, puis en se rendant compte que c'était une tragédie de Shakespeare et qu'il n'y avait sûrement aucune audience si ce n'était Aziraphale lui-même, faillit s'en aller, mais la promesse de son ange, juste là, souriant à tout va et soutenant de tout son cœur le dramaturge eut raison de lui et il entra dans le théâtre.

Comme il s'y était attendu, l'endroit était vide, il y avait seulement Aziraphale, une dame qui vendait des raisins, les acteurs et Shakespeare qui regardait anxieusement les réactions de son bien maigre public.

Comme toujours, ils parlèrent en se souriant, et Crowley finit par mentionner l'Arrangement, entre une complainte désespérée du dramaturge et une réplique bien sentie d'un acteur. Aziraphale prit aussitôt cet air choqué qui lui allait si bien, avant de craquer et d'accepter le pile ou face pour décider duquel d'entre eux devrait aller à Edimbourg – cela ne servait à rien qu'ils y aillent tous les deux pour finalement s'annuler l'un l'autre. Crowley crut qu'il allait mourir d'affection quand il vit la mimique déçue d'Aziraphale qui découvrit qu'il avait perdu.

Crowley avait peut-être, ou peut-être pas, légèrement triché pour ne pas aller à Edimbourg. Bon. On n'allait pas en faire tout un plat. C'était peut-être ou peut-être pas pour le plaisir d'espionner Aziraphale inspirer quelque tentation à un mortel. Surtout qu'il se rattrapa bien quand Aziraphale lui fit ces yeux suppliants et qu'il finit par miraculer les pièces de Shakespeare.

Près de deux cent ans et quelques tentations plus tard, Crowley eut une sensation étrange au creux de l'estomac, et il réalisa qu'Aziraphale était en danger. Il se rendit immédiatement en France pour trouver l'ange enfermé dans un cachot, attendant de se faire guillotiner. La propension à se mettre en danger d'Aziraphale était bien trop élevée par rapport à son instinct de survie qui était véritablement inexistant.

Refusant totalement de s'avouer qu'il était démesurément inquiet pour son ange, Crowley le tira hors du danger en un clin d'œil et, deux ou trois miracles après, ils mangeaient des crêpes dans un bon restaurant de Paris, ignorant complètement et délibérément les français qui se dénonçaient les uns les autres pour faire guillotiner leurs ennemis personnels.

En 1862, ils se retrouvèrent, cette fois, sous une initiative de Crowley. Il avait besoin d'un service, et c'était plutôt délicat à demander à Aziraphale, lui qui était si attaché aux convenances du paradis. Il avait mis des années à se décider, mais avait finalement osé lui donner ce rendez-vous clandestin à Saint James's Park.

Dans les années 1840s, Crowley avait reçu la visite de ses chers amis – notez l'ironie – Hastur et Ligur, qui sentirent bien que le démon n'était pas tout à fait maléfique, et qu'il n'interférait pas énormément dans la vie des humains. Crowley les avait persuadés du contraire, avec peine, et aussitôt qu'ils étaient partis, il se mit en tête l'idée de se procurer de l'eau bénite pour les détruire.

L'eau bénite avait sur les démons un effet irrévocable : elle les détruisait, chaque cellule à chaque parcelle de leur âme. Exactement ce dont Crowley avait besoin pour se protéger, mais il savait bien qu'Aziraphale ne penserait pas à ça. Il penserait que Crowley voulait se suicider – avec raison – et refuserait certainement. Mais ça valait la peine d'essayer.

Comme Crowley l'avait imaginé, Aziraphale refusa, mais de manière encore plus véhémente que ce que le démon avait pu imaginer. Comme si l'idée du suicide de Crowley était insoutenable. Un faux-espoir emplit le cœur de Crowley, qui finit par se résigner : Aziraphale ne l'aimait pas, il avait juste besoin de lui pour l'Arrangement. Et puis, quand Aziraphale regardait Crowley, il voyait la Chute, il voyait ce qu'il pourrait possiblement devenir, et ça le convainquait de rester bon.

C'était du moins ce que Crowley croyait.

Ils se disputèrent, et durant cette dispute, la première en presque six mille ans, Crowley laissa un mot s'échapper de la barrière de ses lèvres. Il n'avait pas fait exprès, sincèrement, mais il appela Aziraphale « mon ange ». Il y avait eu un moment de flottement, puis Aziraphale avait renchérit et ils s'étaient quittés sur ce surnom que Crowley n'avait jamais donné à l'ange avant. Il y avait bien pensé, de nombreuses, de trop nombreuses fois, mais il ne l'avait jamais prononcé jusqu'à maintenant.

Durant la Seconde Guerre Mondiale, alors qu'un certain Docteur accompagné d'une jolie blonde rencontrait un certain Captain Jack, Crowley sentit que de nouveau, Aziraphale était en danger. Il soupira théâtralement, abandonna cette tentation qu'il était en train de soumettre à un nazi, et se rendit à la source du danger pour Aziraphale, qui était, malheureusement, dans une église.

Crowley n'hésita pourtant pas une seule seconde et entra dans l'église. L'église fut bombardée quelques minutes plus tard, et Aziraphale et Crowley, sains et saufs, se tenaient sur les vestiges. Crowley nettoyait ses lunettes d'un air préoccupé alors qu'Aziraphale le remerciait de l'avoir tiré d'affaire, quand l'ange réalisa que ses livres avaient été eux-aussi bombardés. Il commença à se lamenter, quand Crowley s'avança, fier de lui, vers une valise pleine de ces mêmes livres, qu'il tendit à l'ange avec un sourire.

Alors qu'Aziraphale, bouche bée, ne savait quoi dire pour remercier Crowley d'avoir sauvé ces livres, Crowley lança :

- Petit miracle démoniaque de mon cru. J'te dépose chez toi ? 

* Est-ce un anachronisme ? Aucune idée !

À la Croisée des CheminsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant