Chapitre 2

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- Je mise sur un des jumeaux, déclare Dinah en me regardant. Tu prends toujours les paris, Lauren ?

C'est l'heure du petit déjeuner, la cloche nous ayant convoqués dans un immense espace lambrissé qui était sans doute autrefois une salle de dessin, mais qui nous sert aujourd'hui de réfectoire. La cheminée en pierre sculptée n'est jamais allumée, et les seules traces d'une occupation précédente du manoir s'incarnent dans une chaise longue plaquée contre le mur et recouverte d'un tissu en velours violet défraîchi, ainsi que dans des marques plus claires sur la peinture jaune fané, correspondant aux endroits où devaient être accrochés des tableaux. Le soleil perce momentanément les nuages qui s'amoncellent à l'extérieur, et de la lumière se déverse par les grandes fenêtres, entraînant dans une curieuse farandole les grains de poussière qui flottent dans l'air. La caresse tiède du soleil me fait le plus grand bien et, tout en finissant mon thé, je me demande si Matrone et les infirmières ne versent pas aussi un narcotique dans les boissons de notre petit déjeuner, comme c'est le cas, paraît-il, dans les prisons, pour calmer les ardeurs sexuelles ou bagarreuses des détenus.

Dinah s'applique à manger un sandwich aux œufs frits, constitué de pain de mie trop friable et de jaune trop coulant qui macule son tee-shirt, mais elle ne semble pas s'en préoccuper. Nous sommes toutes seules à notre table, celle qui est la nôtre depuis notre arrivée ; les nouvelles habitudes se prennent vite. Il y a seize autres tables, mais seules huit sont utilisées, chacune étant attribuées à un dortoir. Nous ne parlons plus trop avec les garçons des autres chambres, même s'ils ne sont plus que vingt-cinq en tout. Les autres filles, Harriet et Eleanor, sont assises seules, au fond. Je ne sais pas vraiment quel âge elles ont, mais Eleanor semble encore jeune et Harriet, qui est un peu plus âgée, n'a rien d'excitant. Elle est boulotte et trop sérieuse, et sa bouche est déformée presque en permanence par une moue déplaisante. Elles se sont exclues d'elles-mêmes depuis le début, et la plupart du temps, j'oublie qu'elles sont là.

- Ouais. Tu mises sur lequel ?

- Le truc, c'est que je n'arrive pas à les différencier... Celui qui est en train de faire style de ne pas renifler c'est Ellory ou Joe ? En tout cas, il est malade et il essaie de le cacher depuis des jours.

Il s'agit des jumeaux du dortoir 7. Comme le nôtre, ce dernier comporte encore tous ses occupants, et entre nous une sorte de rivalité silencieuse s'est instaurée : lequel se videra le moins vite ? De tous les dortoirs, seul le numéro 7 m'intéresse. Je considère la table en face de la nôtre et me rends compte que Dinah a raison. Un des deux garçons, aussi identiques que dégingandés et boutonneux, s'essuie furtivement le nez, du dos de la main. Il n'utilise pas de mouchoir, même s'il y a des serviettes en papier sur les tables. Je l'observe. Difficile d'émettre un quelconque pronostic. Les symptômes peuvent être si différents.

- OK, je prends le pari. Deux tours de vaisselle ?

- Deal, acquiesce Dinah en souriant. Et je dirais même plus : quitte ou double. Si celui-ci s'en va, l'autre sera le suivant.

- Pourquoi ? demande Léa.

Elle s'assied à la table en posant devant elle un deuxième bol de céréales. Elle a beau être minuscule, je n'ai jamais vu quelqu'un manger autant qu'elle.

- Parce qu'ils se connaissent ? enchaîne-t-elle.

- Non, pour des raisons scientifiques. Ils sont pareils. Si l'un est atteint, logique que l'autre le soit juste après. C'est génétique, après tout.

- Oh, c'est vrai ! approuve Léa.

- Au fait..., ajoute Dinah.

Et sans plus de détour, elle se lève, du jaune d'œuf encore collé au menton ; avant que je n'aie le temps de réagir, elle se retrouve à la table du dortoir 7, en train de sourire à Ty.

Les confinésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant