Chapitre 5

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Presque deux heures se sont écoulées depuis les ultimes rondes de Matrone lorsque j'entends l'éructation étouffée de l'ascenseur qui commence son voyage descendant, semblable à un long grondement, vers le cœur de la maison. Je savais qu'il viendrait cette nuit, et une partie de moi-même a envie d'enfouir la tête sous l'oreiller jusqu'à ce que ce soit terminé, mais mes pieds me démangent et m'incitent à me lever, tandis que mes boyaux forment un entrelacs de nœuds autour de la boule noire logée au fond de mon estomac. Il faut que je voie. Il est préférable de regarder la réalité en face plutôt que de rester étendu dans le noir, à se contenter d'écouter. L'air frais me picote la peau quand j'avance jusqu'à la porte sans faire de bruit et l'ouvre. Les autres ne remuent pas. Shawn ronfle, et le reste du dortoir est silencieux.

Sur le palier, mon cœur cogne si fort que ses battements résonnent jusque dans ma gorge. L'ascenseur s'est arrêté à un étage supérieur et le doux glissement de ses larges portes en métal, que leur modernité est déplacé ici ! s'apparente à un soupir poussé dans la nuit. Je monte subrepticement la moitié des marches de l'escalier, et me plaque contre l'ombre noire qui épouse le mur. Je suis extrêmement silencieuse. D'où je suis, je ne peux pas distinguer l'ascenseur, mais j'apercevrai les infirmières sur le palier, quand elles reviendront vers l'appareil. J'attends, et soudain, le grincement tranquille de vieilles roues en marche perce l'obscurité. Ellory est en train de sortir pour la dernière fois du dortoir 7 et, comme il est endormi, il ne s'en rend pas compte. Peut-être le savait-il quand il s'est mis au lit. Ou peut-être pensait-il qu'il bénéficierait d'une journée supplémentaire. Il est difficile d'imaginer qu'on ne verra pas un nouveau jour se lever.

Des chaussures blanches et souples entrent dans mon champ de vision, chaussons de gymnastique à semelles épaisses que portent les infirmières du sanatorium qui roulent le lit vers l'ascenseur. Je ne vois pas Ellory, mais je sais que c'est lui. Personne d'autre n'est malade, ou du moins ne présente de symptômes. Les infirmières ne se pressent pas, elles avancent à un rythme régulier. Ellory ne va nulle part, et le sanatorium n'ira nulle part non plus. Ce ne sont pas les mêmes infirmières que celles qui s'occupent de nous pendant la journée. Je les ai vues assez souvent pour le savoir. Tels des anges de la mort, elles ne surgissent que la nuit et viennent chercher les enfants malades et endormis. Parfois, j'imagine le sanatorium comme une affreuse créature qui se nourrit de nous. En un sens, c'est presque préférable à l'inconnu du néant. A l'étage au-dessus, je vois le lit rouler, tandis que je reste immobile. Je connais la routine, elles n'ont pas encore terminé. Environ une minute plus tard, deux autres paires de pieds glissent sur le sol, entonnant une mélopée chuchotée, ponctuée du froissement des sacs plastique destinés aux vêtements et affaires de toilette d'Ellory. Il ne restera rien de lui qui permettrait à Joe de se le rappeler. Il est banni avec efficacité de notre communauté. Que font-ils des effets personnels des exorcisés ? Est-ce qu'on porte tous des habits de gamins morts, recyclés à partir de la vague précédente de malades ? Y a-t-il un stock quelque part dans la maison qui attend les enfants de toutes les tailles et de tous les poids imaginables ? Les portes de l'ascenseur se referment, et je pousse un soupir tremblant, tandis qu'un flux d'adrénaline parcourt mes veines.

Au revoir, Ellory. C'était bien de ne pas t'avoir connu.

J'ai presque mal au cœur, le goût de la nausée dans la bouche. Il faut que je me rende à la salle de bains, j'ai besoin de boire un verre d'eau. Je rebrousse chemin, et c'est alors que mon regard tombe deux étages en dessous. Une masse épaisse de je ne sais quoi vient de se détacher de la rampe et flotte dans l'air comme des algues happées par les bas-fonds. Je retiens de justesse un cri devant cette vision inattendue, mais ma respiration a dû se faire plus courte, plus forte, quand j'ai ouvert la bouche de surprise.

Ce sont des cheveux.

Quelqu'un d'autre est réveillé.

Je me fige, puis je fronce les sourcils, tandis que mes pensées s'éloignent d'Ellory, de la maladie, du néant épouvantable qui nous attend là-haut. Des pensées que je ne saurais définir, mais qui sont enveloppées dans la boule, au creux de mon estomac, et me laissent un goût aigre sur la langue. Elles se dissipent en un instant. Normalement, nul autre que moi n'est jamais réveillé, la nuit.

Les confinésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant