Chapitre 20

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Les jours suivants, la vie s'apaise un peu. La neige a complètement fondu, et le soleil revient avec sa chaleur familière. Après le petit déjeuner, nos nouveaux professeurs nous font cours. Ils sont tous aussi froids et assommants les uns que les autres, de sorte que j'en viens à me demander si les précédents ne sont pas partis parce que Matrone désapprouvait le fait qu'ils buvaient ou fumaient, ou les activités auxquelles ils se livraient dans leurs quartiers. Ce n'étaient pas des petites vacances, comme nous l'avait dit l'infirmière disparue. Je m'efforce de parcourir mes manuels, mais je garde un œil sur le soleil éclatant, à l'extérieur, et même si le fantôme de Léa hante toujours mes pensées, mon être pétille d'excitation à l'idée d'être bientôt loin d'ici.

J'imagine Camila en train de courir sur la grève, dans un short en jean, riant et me poussant dans l'eau. Je me la représente libre et sauvage, comme elle est destinée à l'être. Je repense à combien j'étais mal à l'aise et gauche, avant. A la façon maladroite dont je me comportais avec Julie McKendrick. Camila m'a transformé. La demeure aussi, bien sûr, mais surtout Camila. Sans elle, je n'aurais pas escaladé le mur. Je serais toujours en train de broyer du noir pétri de peur et dépourvue d'espoir. Je n'aurais jamais échafaudé un plan pour m'enfuir. Je n'aurais pas pensé au bateau. Tout ça, je le dois à Camila. Sans elle, je n'aurais pas trouvé le rapport, sur le bureau de Matrone.

J'ai lu et relu tant de fois la photocopie que j'ai fini par commencer à y croire. Cette réalité m'obsède désormais davantage que Léa. Elle me galvanise et m'effraie à la fois. C'est à cause de ce document que Matrone a fait... ce qu'elle a fait à l'infirmière. J'essaie de ne pas employer le mot meurtre parce que cela me fait penser à Léa- « Merci, Lauren, c'était super » - et mon cœur se met à saigner.

Dinah continue à m'éviter. Elle fuit mon regard et ne me parle pas. Si elle a besoin qu'on lui donne par exemple le sel à table, elle s'adresse à quelqu'un d'autre. Pendant les cours, elle a la tête penchée sur ses livres et semble concentrée, mais je ne crois pas qu'elle le soit vraiment quand elle griffonne ses réponses. En fait, je sais qu'elle n'a pas besoin d'écrire quoi que ce soit. Son cerveau travaille si vite qu'elle peut penser à cent choses à la fois. L'après-midi, elle joue aux échecs contre elle-même, ou va s'asseoir sur la balançoire. Elle marmonne dans son coin, sans s'adresser à personne en particulier.

De temps à autre, je me dis que je dois aller lui parler, mais au dernier moment, je recule, et je remets la tâche à plus tard. Il faut bien sûr que je l'informe de la teneur du rapport, mais je redoute sa réaction. Elle n'est pas elle-même, en ce moment. Je voudrais tant qu'elle redevienne Dinah, mais en réalité, je ne suis pas certaine de savoir qui est Dinah sans Léa. Elle n'a jamais vraiment parlé des amis qu'elle avait avant d'arriver au manoir, ou bien peut-être s'est-elle confiée à Léa, mais celle-ci n'est plus là.

Camila et moi nous refermons aussi sur nous-même. Nous ne traînons plus avec les autres et ils ont cessé de nous poser des questions. Nous allons à la bibliothèque, où nous consultons des atlas et des encyclopédies, et échafaudons des plans pour nous embarquer sur des navires de commerce et partir à l'aventure. Il suffit que nous gagnions la France, et après ce sera facile, du moins c'est ce que Camila laisse entendre.

Au bout de trois nuits, nous cessons de prendre les somnifères. Camila affirme que nos errances nocturnes lui manquent, et même si je suis inquiète, je ne la contredis pas. Elle rit et me dit que je suis son côté sérieux, et qu'elle est ma folie. Son humeur a changé, depuis Léa. Il se dégage d'elle une énergie nerveuse au fur et à mesure que la date de la livraison se rapproche.

Comme toujours, elle a raison. Je reste allongée dans mon lit un bon moment avant de trouver le courage d'en sortir et d'aller la rejoindre. Je regarde Dinah pendant quelques instants, mais je suis certaine qu'elle dort. Je remonte un peu les couvertures sur ses bras. Le soleil a beau briller de nouveau, il fait toujours froid la nuit dans la demeure.

Les confinésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant