Chapitre 16

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Je m'endors rapidement, malgré moi. La journée fut bien remplie, entre la neige et le vin, sans compter que je me contente depuis des semaines de trois ou quatre heures de sommeil par jour. J'avais pourtant l'intention de rester éveillée, et d'aller voir Camila, mais je me suis éteinte comme une lumière.

Je me réveille en sursaut. Le dortoir est encore plongé dans la pénombre. Les autres dorment à poing fermés, et en raison du mélange de vin et de somnifères, ils seront sans doute encore tout ensommeillés demain matin, quand la cloche sonnera. J'ai la bouche sèche et mes poumons me brûlent, à cause de la cigarette. J'ai besoin d'un verre d'eau. J'ignore l'heure qu'il est, mais l'obscurité possède une texture épaisse, qui me convainc que tout va bien : les infirmières sont au lit, et la nuit nous appartient, à Camila et moi.

Je me rends dans la salle de bains pour boire de l'eau, laquelle, conjuguée à l'air frais, me réveille un peu. Je me glisse ensuite dans le dortoir de Camila et je la découvre quasiment endormie, sur le côté, les genoux sous le menton, les cheveux éparpillés sur l'oreiller comme si le vent soufflait sur son visage, dans un sommeil. Sa respiration est si régulière que je comprends qu'elle va être happée sous peu par le sommeil. Je n'ose pas la déranger. Elle a sans doute besoin de dormir. Je la contemple une minute, puis je décide de retourner me mettre au lit. Je n'ai pas envie de voler de la nourriture à la cuisine, ni d'aller admirer le ciel toute seule, par la fenêtre de la salle de jeux. Cette époque-là est révolue. La nuit est à nous deux, désormais. Sans elle, je me sens seule et larmoyante.

Je suis entre deux étages lorsque je l'entends...

Pendant quelques instants, je ne saisis pas ce que c'est. Mais mon corps, lui, a déjà deviné : mon cœur se met à battre très vite et tous mes membres tremblent. Il faut une bonne minute à mon esprit pour comprendre : c'est le grognement et le râle de l'ascenseur. Je ne m'y attendais pas. Qui vient-il chercher ?

Moi. Moi et Dinah. A cause des deuxièmes tests.

J'éprouve une violente nausée. Je ne vois pas qui d'autre est malade. Du moins malade au point que les anges de mort viennent le chercher et roulent son lit hors du dortoir. Affolée, je pense qu'il serait sans doute préférable que je regagne mon matelas et fasse mine de dormir, parce que je vais avoir des ennuis si je ne suis pas dans mon lit quand on viendra me chercher... Et soudain, un rire nerveux me prend face à la stupidité de toute la situation, rire que je dois pourtant absolument contrôler. Je suis dans une galère infernale. Je devrais m'enfuir, traverser les jardins, escalader le mur et me cacher quelque part sur l'île, là où personne ne me trouverait. Ou bien prendre le risque de partir sur la petite embarcation, amarrée près de la bâtisse bleue.

J'ai les pieds gelés, sur les lattes en bois, et je ne porte qu'un pyjama tout fin, et pourtant, j'envisage sérieusement de fuir dans la neige. Si je me bats avec les infirmières, est-ce que je ferais assez de bruit pour réveiller Camila ? Une peur toute nouvelle me submerge. Je n'imagine pas ne plus la revoir, pas plus que je ne me la représente découvrir, au réveil, que je ne suis plus dans la demeure, que j'en ai été effacée. Je ne supporte pas l'idée que nous n'ayons pas pu prendre congé convenablement l'une de l'autre, que nous nous soyons juste dit : « Bonsoir, à demain. » Je ne peux même pas me rappeler son visage dans tous ses détails. Je ne savais pas que ce serait la dernière fois que je la verrais. Je n'arrive pas à l'accepter. Je veux remonter le cours du passé, arrêter l'horloge. Voler du temps au temps. Oui, je veux plus de temps.

Je suis tellement aux prises avec ma panique, là, pressée contre le mur, la tête tout étourdie, en sueur, que je ne me rends pas compte que l'ascenseur s'est arrêté. Et que ce n'est pas à mon étage. C'est seulement quand j'entends des pas au-dessus de ma tête qu'un sentiment de soulagement surréel me submerge, puissant et brutal, au point que j'en tremble. Ce n'est pas moi qu'elles sont venues chercher. Pas ce soir. Pas encore.

Les confinésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant