Chapitre 6

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A l'extérieur, la pluie a cessé, mais l'air demeure brumeux et humide, comme si les nuages, une fois crevés, se dégonflaient lentement et s'effilochaient jusqu'au sol. Shawn regarde par la fenêtre de la cuisine tandis que je rince les dernières assiettes du déjeuner et que je les pose sur l'égouttoir, avec les autres.

- A ton tour, vieux, marmonné-je, la vapeur formant des gouttes sur mon visage.

Shawn s'empare d'une assiette et commence à l'essuyer, les yeux toujours fixés sur le jardin. J'ai pris la résolution de ne pas me laisser distraire par la fenêtre, mais c'est une décision bien difficile à tenir, car elle est juste au-dessus de l'évier, précisément dans notre champ de vision. Eleanor est assise sur une vieille souche d'arbre, étreignant un livre sans le lire ; elle est en train de contempler Camila qui essaie d'apprendre à Harriet comment tenir en équilibre sur les mains, contre le mur en briques rouges. Harriet échoue chaque fois lamentablement, mais toutes les deux sourient quand ses jambes se mettent à trembler et que Camila s'efforce de les saisir pour les maintenir droites.

Elles se concentrent ensuite sur la roue, Camila tournant parfaitement sur la pelouse, les membres bien droits et musclés. Ses cheveux brillent d'un noir d'ébène éclatant, en dépit de l'humidité grise qui ternit toutes les couleurs alentour. Quand elle a la tête en bas, durant l'espace de quelques secondes, son haut remonte et on aperçoit son estomac hâlé et ferme. Shawn déglutit de manière audible.

- C'est peut-être une gymnaste, dit-il.

Je ne lui demande pas de qui il parle, parce que, bon sang, il ne fait aucun doute que ce n'est pas de Harriet qu'il s'agit, celle-ci s'efforçant pourtant de son mieux d'imiter la fille plus âgée, malgré son corps peu gracieux.

- C'est une danseuse.

- Comment tu le sais ? demande Shawn.

Et il braque vers moi un regard empli de curiosité.

Je hausse les épaules, gênée.

- J'ai dû l'entendre dire.

L'impolitesse dont j'ai fait preuve envers elle, deux nuits auparavant, ne l'a pas convaincue d'avaler ses somnifères, et bien que j'aie tenté de m'en tenir à la résolution de ne pas la croiser, il m'est difficile de savoir qu'une autre personne demeure elle aussi éveillée, la nuit. En réalité, je la guette, attendant qu'elle quitte un endroit de la maison avant de m'y rendre, et de vérifier qu'elle n'a pas laissé des traces de son passage susceptible d'éveiller des soupçons. La nuit dernière, je m'apprêtais à entrer dans la salle de jeux, quand les nuits sont à moi, j'aime m'asseoir sur un pouf, près de la fenêtre, et contempler le ciel, lorsque je l'ai aperçue par l'entrebâillement de la porte. Le tourne-disque était allumé, mais on entendait juste le craquement de l'aiguille, dans le silence. Camila se tenait debout devant l'appareil, un casque sur les oreilles ; elle dansait au son de la musique, visiblement détendue, les yeux clos. Elle était perdue dans son propre espace intérieur, elle avait oublié le reste de la maison. Le clair de lune qui filtrait à travers les rideaux ouverts formait une flaque sur le sol, rond de lumière dans lequel elle évoluait. Elle n'effectuait pas à proprement parler des pas de danse, mais elle bougeait au rythme de la musique que je n'entendais pas et souriait tandis qu'elle levait les bras au-dessus de la tête, tout en remuant les hanches.

Ma bouche était devenue sèche et le trouble s'était emparé de moi. Au début, je n'ai pas trop compris pourquoi. Ce n'était tout de même pas à cause de ses bras ou de ses jambes nues, pas plus qu'en raison des contours de son corps visible à travers sa chemise de nuit. Certes, ces détails me mettaient mal à l'aise, mais ils n'enflammaient pas la boule compacte, au creux de mon estomac. Et c'est alors que l'envie naquit en moi. Oui, je ressentie l'aigreur de la jalousie. Elle souriait, parfaitement heureuse. Elle savourait un moment de liberté dans la musique. Comment pouvait-elle éprouver de la joie ?

Les confinésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant