Prélude.

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06 octobre 1992, 14h47.

Le téléphone fixe émet une sonnerie insistante, je suis forcé de sortir de la piscine pour prendre cet appel.
Au bout du fil, une voix défigurée par l'émotion. J'ai du mal à la reconnaître mais elle m'est familière : je perçois une étrange once d'affolement mêlée à de l'effroi dans sa voix... Il s'agit de la cousine Jena (cousine éloignée qui ne m'a pas contacté depuis deux ans, date à laquelle elle s'est enfuie de la demeure de mes parents avec des bijoux de grande valeur) . Je suis d'un coup plongé dans mes pensées, séparé de mon corps physique qui écoute d'une sourde oreille les paroles sortant du téléphone : Mais qu'est-ce que cette bonne vieille cousine Jena me ramène encore comme histoire ? Ça brouille dans mes oreilles, comme une radio qui se bat avec la marque du temps afin de transmettre des sonorités... Elle pleure, tousaute, et s'essaye à la parole en même temps, le résultat est naturellement incohérent..

"Cela suffit, reprends-toi", je lui martèle d'une voix rauque.

Étonnant, je reconnais là la réaction d'un bébé qui, pleurant depuis bien assez longtemps se résoud au silence après une simple mise en garde parentale bien ferme :
Jena se tait un moment et reprend la parole. Avec le ton le plus audible, elle vient de m'annoncer le décès de ma famille. Oui, il s'agit bien de mon père, de ma mère et de mes quatre grands frères. Comment réagirait la plupart des gens face à une telle nouvelle ?
Que ferais-tu dans cette situation ?

Évidemment, la norme voudrait que tu pousses un grand cris et que tu éclates en sanglots.. Évidemment. Pourquoi n'est-ce donc pas mon cas ? Il semble apparent que j'ai du mal à réaliser, comme anesthésié. Je raccroche, je plonge à nouveau dans la piscine, au plus profond... Comme lorsque je faisais de l'apnée pour les boyscoots, adolescent. Mais cette fois-ci, je ne trouve rien dans le fond.. Tant pis, je remonte à la surface.
Je vais tester ce cigare cubain que j'ai commandé depuis la Havane, il m'a quand même coûté 1000 dollars. Je m'apprête à enflammer la cime du chef d'œuvre exotique et je perçois à nouveau une sonnerie, différente cette fois-ci, il s'agit de mon téléphone personnel.

Mais qui cela peut-il encore être ?

"Pip", une voix me semble-t-il, d'une certaine maturité s'impose à moi, il s'agit de l'avocat de ma mère, ce vieux sexagénaire dont on n'entend parlé qu'à de mauvaises occasions :
" Mes condoléances Ankh, je sais que ça semble un peu précipité, mais il faut que tu rentres urgemment au Cameroun, le testament laissé par tes parents prend effet dès aujourd'hui, et il faut que tu en sois instruit".
Je pense qu'à ce moment, je suis descendu plus bas que terre, un peu comme Jésus.. À la seule différence que je suis revenu sur terre, sans billet pour le doux paradis : "Je comprends, je compte rentrer ce soir, prenons rendez-vous demain à la première heure"...

C'est évident que mon corps proposait cette vulgaire réplique générique des films hollywoodiens pour palier à une défaillance émotionnelle de mon système, une fois de plus, j'étais submergé d'un millier de pensées. Je ne pu entendre sa réponse, ni même le bip du téléphone qui raccrochait.

Je repris mon cigare d'un geste machinal, j'eus à peine pausé ce gadget électronique volumineux que le feu chauffait l'assemblage de tabac d'exception, je me délectais résolument de la fumée qui en résultait.

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