d'une jalousie dévorante

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Dans les oreilles, la voix suave de Kyoka accompagnait le trajet qui m'amenait vers Eijiro que j'avais promis de retrouver après la séance photo. Debout dans un métro bondé, je tenais à peine sur mes jambes, mon corps écrasé par une fatigue rarement ressentie, à l'époque de mes diverses responsabilités. Mon esprit embrumé par le sommeil, je peinais à garder les yeux ouverts, et le rythme doux de la chanson ne m'aidait pas non plus.

Promesse oblige, j'avais malgré tout hâte de rejoindre mon meilleur ami afin de raconter mes impressions sur cette exténuante journée. La création du book avait réclamé plus de temps que prévu, mais mon hypothétique patron semblait plutôt satisfait du résultat, contrairement à moi.

Je devais paraître le plus naturel possible, alors que je ne me sentais pas du tout à mon aise, devant l'objectif. J'avais obéi à toutes les directives sans rechigner, toutefois, être réduit à l'état de pantin muet m'insupportait. Là où je ne voyais que des caricatures grotesques, les pupilles d'un noir profond brillaient d'excitation à l'idée de tout l'argent que je pouvais rapporter. Motivé par la confirmation de mon énorme potentiel, il comptait l'exploiter au maximum. J'ignorais ce qu'il décelait en moi, cependant, à la manière particulière dont il m'observait, ça le fascinait.

Les choses un peu plus officielles, je repartais avec un paquet de feuilles d'une trentaine de pages, à étudier avec attention avant de revenir à l'agence en vue d'une probable signature.

Survolé en vitesse, le contrat paraissait aussi juteux qu'intéressant : un salaire exorbitant, des voyages tout frais payés, un appartement de luxe à disposition... le directeur n'avait épargné aucun détail, montrait sa volonté à me recruter. 

Pour autant, sa ligne de conduite stricte rendait toute cette poudre moins enchanteresse : exclusivité ; durée minimale de cinq ans ; planning à respecter ; alimentation à surveiller ; adieu, tabac, n'importe quelle forme d'ivresse. Un esprit sain, dans un corps sain, écrivait les lettres soulignées en gras.

Tout ce que j'aimais dans le fait d'être mon propre patron s'évaporait dans ses conditions. J'allais devoir me plier aux désirs de quelqu'un, et je doutais que ma nature indépendante appréciât d'être ainsi muselée. Ma coopération demeurait dans tous les cas incertaine, en attente de mon autre projet, une réponse positive capitale dans ma participation à celui-ci.

Le métro filait vers son troisième arrêt lorsque la chanteuse entamait le dernier couplet de « Where I Belong », une mélodie aux accords, aux paroles mélancoliques, à l'image de notre compositeur attitré, Fumikage Tokoyami. Ce garçon parlait peu, mais maniait les mots, les sons, de façon à créer le mariage parfait. Je me souvenais de ses messages à toute heure, ses avancées montrées, ou nous demander nos avis sur ses inventions, toutes plus émouvantes les unes que les autres.

Les thèmes variaient, toutefois il était souvent question d'amour secret, de vague à l'âme, de ténèbres épaisses. Dans des cas plus rares, il prenait un virage plus engagé en dénonçant la discrimination dont il souffrait à cause de sa couleur de peau.

L'occasion de rencontrer les membres du groupe ne s'était pas encore présentée, mais ils me manquaient tous, je devais l'admettre. Que devenaient-ils après deux années ? Continuaient-ils la musique ? Rêvaient-ils toujours de cette reconnaissance, cette gloire éphémère ?

Je redoutais cette réunion, pas tout à fait prêt à entrer dans le tribunal de leurs accusations. Bien sûr, que j'avais mal agit ; en plus de mon caractère exécrable, j'avais déçu et trahi, la goutte de trop dans un vase déjà plein. Pudique, mais surtout fier, aussi fort que j'appréciais la bande, je ne me voyais pas relater les raisons de mon désespoir.

L'arrivée à ma station mit fin au flot de réflexions. Je me dirigeais vers la sortie, prêt à me noyer parmi la masse de silhouettes amassées devant les portiques ouverts. Une minute plus tard, mes écouteurs rangés dans ma sacoche en bandoulière, mes poumons se gorgèrent de l'air nocturne.

Under : Blue Velvet [Saison 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant