Chapitre XI

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Lors de la soupe, je comptais parler à Corentin de ce qu'il s'était passé dans l'atelier, ou plutôt lui demander clairement la signification de ce que m'avait dit Elisa, mais il n'était pas avec ceux qui rentraient de l'usine, alors même qu'il y avait été assigné ce matin-là. Plus fort encore, ses camarades de groupe m'ont affirmé ne pas l'avoir vu de la journée, après qu'il ait été appelé dans le bureau du Général juste avant le départ. Rongeant mon frein, j'attendis son retour pendant tout le repas, mais personne ne sortit du bâtiment de l'administration, s'il y était toujours du moins. Qu'aurait-il pu y faire toute la journée ? Si le Général avait besoin de trier ses papiers, il m'aurait appelé.

Puis les prisonniers rentrèrent aux baraques, et je n'eus d'autre choix que de les suivre, contraint par les regards incendiaires des gardes de la cour qui me voyaient tarder. Corentin nous rejoindrait plus tard alors, tant pis.

Comment ça sonnait ce qu'elle m'a dit déjà ? Songeai-je en m'allongeant doucement sur ma butte. Si je veux demander une définition à Corentin, il faut que je sache quoi lui prononcer.

Je me rejouai la scène dans ma tête, son arrivée, son étreinte, la façon dont elle s'est excusée — qui était affreusement attachante —, son hésitation, et son ''iche libeu diche''. Voilà c'est ça. Je me souviens de la manière dont elle l'a dit, c'était très doux, mais ça va être la boucherie quand je vais essayer de répéter. D'ailleurs, cette petite phrase, je suis sûr et certain que Corentin m'a déjà dit ce que ça voulait dire, qu'est-ce que c'était ? Ça remonte.

« Salut Luc, chuchota une voix familière dans le noir.

— Qui est-ce ? Répondis-je sans chuchoter en tournant ma tête dans la direction du son. »

Le phare tournait encore loin, je ne voyais rien du tout.

« Corentin, murmura la voix en tâtonnant mon bras pour saisir ma main. Tu vas bien ?

— Aussi bien que l'on peut être en dormant à la belle étoile en hiver, grognai-je, sarcastique. »

J'attendais que le phare tourne sur le visage de mon ami pour me réjouir de sa venue, sa voix sonnant faible et un peu trop amicale pour être normale.

« Et toi, ça va ? Tu as l'air fatigué.

— Je le suis, je ne vais pas te mentir, mais mis à part le fait que j'ai mal dans tout le corps, ça va. Sérieusement, j'ai l'impression d'avoir des crampes partout. »

Un silence passa, le phare aussi, et son visage épuisé m'apparut, des cernes mangeant ses joues creusées.

« Où étais-tu aujourd'hui ? Demandai-je calmement, lui souriant.

— Chez le Général-en-chef. Il m'a appelé ce matin, je l'ai pas pu aller travailler à l'usine, me répondit-il honnêtement. J'en ressors avec l'obligation de dormir dehors avec toi, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Au moins je suis sûr que ça ne durera pas trop longtemps.

— Mais tu es sage, pourquoi dormirais-tu dehors ? M'étonnai-je sincèrement, tournant mon regard vers lui.

— Je l'ai mis en colère, tu le connais, lâcha-t-il avec désinvolture. »

Un second ange passa, me laissant pour ma part me concentrer sur les étoiles, libres, hautes dans le ciel. Puis ma rencontre avec Elisa me revint en tête.

« Corentin, ça veut dire quoi ''iche libeu diche'' ? »

Il se tourna vers moi, interloqué.

« Depuis quand les gardes te disent-ils ça ?

— Ce n'était pas un garde, c'était Elisa, démentis-je en fronçant les sourcils. On s'est vus dans l'ateliers en fin de journée, et elle m'a dit ça. Je n'ai pas su quoi comprendre. »

Il réfléchit, regardant le ciel.

« 'Je t'aime', fit-il doucement. Ça veut dire 'je t'aime'. À toi de voir si elle t'aime d'amour ou si elle t'aime d'une autre manière après, nuança-t-il, indéchiffrable.

— Merci, remerciai-je en souriant. Tu es un vrai ami. »

Nos regards se croisèrent, et je réalisai que cela faisait longtemps que l'on avait pas parlé tranquillement comme ça, seuls, sans le camp et les travaux.

« J'ai une autre question, braisai-je le silence une fois de plus.

— Vas-y ? Posa mon ami comme une question, pressentant sûrement ce que j'allais lui poser.

— Pourquoi m'avoir fait me promener si c'était pour voir ça ? Lui demandai-je sans changer de ton.

— ... Je ne peux pas te le dire, soupira Corentin en se tournant dos à moi.

— Sauf que tu m'énerve avec tes 'je ne peux pas te le dire', râlai-je en levant les yeux au ciel. Pourquoi tu ne me dis rien en ce moment ? Avant tu étais déjà secret, mais depuis qu'on est revenus c'est pire que tout !

— Je ne-

— Ne mens pas ! Je sais remarquer quand tu changes, je ne suis pas stupide à ce point là ! Je veux un ami, qui me parle de lui, et pas d'un gars qui m'écoute parler sans rien faire en retour et me cachant des choses !

— Et moi, je veux un meilleur ami capable de comprendre quand je préfère garder le silence ! Rétorqua Corentin, rouge de colère lui aussi. Toi aussi tu as changé je te signale ! Tu ne pense plus qu'à Elisa, tout le temps, je ne compte plus pour toi !

— C'est faux ! Tu m'es tout aussi précieux qu'elle, sauf qu'en ce moment tu ne me dis plus rien !

— PARCE QUE J'EN AI MARRE DE TE SERVIR DE DICTIONNAIRE ! Hurla mon "ami" dans le camp endormi. »

Il se leva précipitamment, tanguant sur ses pieds à cause de sa faiblesse, et se prépara à donner un grand coup de pied dans mon tas de terre, pivotant au dernier moment pour viser une plus petite à côté. La motte de terre choisie de justesse bougea à peine, la terre gelée ne bronchant pas face à un adolescent en sous-poids fatigué.

Intrigué, je le fixai, alors qu'il rougissait.

« Pourquoi tu as pivoté ? Ma butte mérite autant que celle-là de se faire frapper, tu sais ? »

Corentin regarda ses pieds, gêné.

« Si tu veux je vais le faire pour toi, repris-je en me levant, préparant mon pied à se lancer. »

Corentin ne me laissa pas faire et se jeta à mon cou, sanglotant soudain, son corps m'offrant une chaleur bienvenue.

« Je suis désolé, je- ne touche pas à ta butte, s'il te plaît-

— Pourquoi ? Ce n'est qu'un tas de terre.

— N-non, c'est pas- s'il te plaît, je veux p-pas les v-voir-

— Qui ? »

Intrigué, je le posai doucement sur le sol avant de creuser la butte sur laquelle je dormais depuis le premier jour. Il ne m'empêcha pas de le faire, conscient d'en avoir trop dit, sachant de toute manière que s'opposer à ma décision ferait repartir une dispute.

La recherche ne fut pas longue, même si la terre avait durci à cause du froid. À quelques doigts de profondeur, ma main rencontra quelque chose de dur, dont la texture différait de celle d'un caillou. Je sortis la chose de terre, ignorant la respiration saccadée de Corentin lorsqu'il vit le petit os entre mes doigts. Je le regardai curieusement, avant de continuer à creuser. Là, sous moi depuis des nuits, se trouvaient des crânes et des squelettes entiers de bébés humains.

=_=_=

Bien le bonjour, chères pommes de terre.

Révoltante découverte, n'est-il pas ? Qu'auriez-vous fait, à la place de notre cher Luc, en découvrant ces squelettes ? D'autant plus que Corentin était au courant...

Je ne sais quoi vous dire, mis à part... Les mots allemands, prononcés par Luc, sont très différents comparés aux véritables mots, mais c'est ainsi qu'il les entend et qu'il pense les écrire.

Je vous dis à demain, Chères pommes de terre historiennes.

*referme son livre, pose ses lunettes et vous adresse un signe de la main*

Date de la NDA : 06/02/2021
Date de réécriture : 24/08/2022

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