Chapitre V

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Elle. Je veux la revoir. La sentir. La toucher. Rien que la voir, poser mon regard sur son visage me ferait plaisir. Une minute. Une seconde. Un battement d'ailes.

J'espère juste ne pas mourir de froid d'ici là...

Cinq heures du matin, Auschwitz, -3°C

« Lève-toi ! »

Une voix nasillarde à l'accent très prononcé m'ordonna de me réveiller en me donnant des coups de pied dans les côtes, me tirant de mon sommeil, que j'avais pourtant tant peiné à obtenir parmi mes tremblements de la veille au soir. Je pense n'avoir jamais eu de réveil plus agréable, j'aimerais l'enterrer sous la butte sur laquelle je dors.

Il s'y prend exactement comme l'a fait Corentin hier matin pour me réveiller, en y repensant. À la différence que lui, c'était pour jouer.

Je me redressai avec peine pour me retrouver face à un prisonnier chargé de la maintenance des baraques. Il me hurla, son accent bohémien rendant la compréhension difficile :

« Dégage, les autres ne t'ont pas attendu et chantent déjà ! Je ne veux pas me faire punir à cause d'un sale gosse qui fait la grasse matinée ! »

Je vous épargne les amabilités qu'il me servit, puisque je ne les écoutai moi-même pas — et puis même si je l'avais voulu je n'aurais pas réussi. Je me ruai vers la cour principale en entendant effectivement le chant de la veille résonner pour l'appel. Enfin, chant, façon de parler. Quelques gardes m'aperçurent filer, mais, me connaissant pour la plupart comme travaillant en tant qu'assistant du Général-en-chef, ils se contentèrent de soupirer d'un air indifférent — les plus anciens avaient racontés aux plus jeunes : ne pas m'aborder si je cours comme un dératé à travers le camp, puisqu'avant j'agissais ainsi pour accomplir les requêtes du Général-en-chef. Le garde qui nous avait nargué le veille tenta de me retarder, mais il se fit remonter les bretelles par son collègue. Il me lança donc simplement un regard rageur alors que je m'approchais de la grande cour brumeuse envahie de prisonniers ressemblant à des âmes en peine.

Quand j'entrai enfin dans la cour, essoufflé par ma course, un grand silence se fit dans les rangs — les graviers couvrant le sol n'étaient pas prévus pour me rendre discret, et ma respiration haletante n'était pas des plus silencieuses non plus. Le Général-en-chef réussit l'exploit de pâlir et de rougir en même temps, bien que la distance qui nous séparait et le peu de luminosité qu'offraient cette fin de nuit ne m'aidassent pas vraiment à discerner son expression.

Il brailla un ordre en allemand, que je ne compris pas à cause de cette même distance. À vingts mètres de moi, Corentin se mordait la lèvre de honte. Il avait dû m'oublier en partant de la baraque, hagard de sommeil. Je ne lui en veux pas.

Un soldat m'empoigna solidement par derrière et un autre me retira mon haut, dévoilant mon petit corps maigre et mes os apparents, couverts de chair de poule par la fraîcheur du matin. Le second soldat se retourna, réceptionnant un petit fouet que le Général-en-chef venait de lui lancer, fier d'avoir trouvé une raison pour me flageller de bon matin. Sans un regard de pitié ou d'empathie, le soldat fouetta la moindre parcelle de peau qu'il pouvait atteindre, des plus évidentes comme le ventre aux plus douloureuses — petit clin d'œil à mes reins qui sursautèrent de surprise. J'étais assez peu sensible à ce genre de tentatives ratées d'intimidation, alors je gardai mes yeux plantés dans ceux de mon bourreau de toujours, sans émettre le moindre son ni bouger, mis à part au début où la sensation éveilla mes sens — je m'empressai d'éteindre ma conscience et, d'une certaine manière, mes systèmes nerveux, et de transformer mes plaintes ravalées en insultes à l'égard de celui que je fixais de toutes mes forces. Pourquoi agir de façon aussi rebelle ? Le contraire aurait été le signe que je m'inclinais devant ce général stupide et traître à son peuple, alors plutôt crever que de lui faire plaisir.

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