Chapitre VI

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Je ne sais pas où l'on m'a emmené.

Il fait assez bon, l'air est encombré d'une odeur étrange, et quelques mouvements que j'ai effectués du bout des doigts m'ont informé que ce sur quoi je me trouve est une plateforme en métal, gelée sur les zones que mon corps ne couvre pas. En y réfléchissant, ce doit être un lit de camp. Le choix du métal pour une surface ou l'on est censé dormir est particulier, mais ce doit être plus facile à nettoyer et moins tachant que du linge.

Je dois être à l'infirmerie, si tant est qu'il y en ait une dans ce camp.

J'entends ce qu'il se passe au-delà de la pièce, mais ouvrir les yeux pour voir où je suis vraiment ne me tente étrangement pas plus que ça. Après tout, lorsqu'on y réfléchit, je suis un prisonnier des Nazis, pour une raison que j'ignore moi-même certes, mais un prisonnier quand même, et je ne suis plus avec les autres ; l'on m'a isolé, placé dans une pièce à part, et soigné sans doute car je me sens un peu groggy. Hm, le fait est que l'on a pris soin de moi — tout est relatif — alors que je me suis rétamé pendant mon service du jour, que l'on m'a ramené des champs au lieu de m'y laisser dépérir comme n'importe qui, et que l'on me laisse dormir pour recouvrer des forces... cet enchaînement d'événements est louche. Le Général-en-chef n'est pas du genre à vouloir me sauver de souffrances que j'imagine nombreuses, à moins qu'il n'ait décidé de s'occuper de moi pour que j'aie quelque chose à lui offrir en retour, soit ma vie.
Une potentielle seconde option serait que... je ne sais pas quoi trouver d'autre, je commence à avoir mal au crâne.

J'ai visiblement eu quelque chose au visage, lorsque je me souviens du sang sur la terre du champ, mais qu'est-ce que c'est ? Je pense ne le découvrir que lorsque les médicaments auront cessé de faire effet, soit dans quelques heures, où j'aurai alors une douleur que j'imagine fulgurante au crâne. Mais je pense que ce qui me chagrine, ce n'est pas d'avoir sans doute perdu ce qui me restait de beauté faciale ni d'être maigre et bardé de cicatrice comme un vieillard de la Grande Guerre, non. Ce qui me fait mal, tord mon ventre, me fait plisser le nez et serrer les lèvres, c'est de réaliser que le seul amour que j'aie ressenti depuis longtemps est voué à un fantôme, que je n'ai aperçu qu'une fois dans ma malheureuse vie, et auquel je pense encore alors que lui, s'il n'est pas mort, n'a aucune raison de se préoccuper de mon pauvre sort. J'aime et je vis pour quelqu'un, une personne, une jeune fille, une humaine dont je ne connais ni le nom ni l'origine ni même la couleur des yeux, et j'espère la retrouver après une rencontre d'une seconde, il y a quatre ans, dans un couloir que j'ai ensuite parcouru un nombre incalculable de fois pour aller au même endroit, sans jamais l'y recroiser. Ma vie est-elle morne au point que je consacre l'entièreté de mon temps à garder l'espoir futile qu'un jour elle se souvienne de moi et me retrouve parce que je ne suis pas fichu de m'évader ? Oui. Et c'est bien pour ça que je suis pathétique.

Si je respire et je pense, c'est que je ne suis pas mort, et je ne sais pas si cela est une bonne ou une mauvaise nouvelle, dans mon cas. Quand j'étais petit et encore à l'écart de ces conflits racontés par les vieux de la guerre, je me souviens que je voulais devenir marchand, voyager, connaître le monde, pour rencontrer une femme qui tomberait aussi amoureuse de moi que moi d'elle, et nous nous marierions, aurions des enfants et une maison en campagne. Quelle utopie de s'imaginer une vie aussi simple, Luc.

Maintenant, mes espoirs de voyage varient entre le crématorium, les usines et les champs de terre sans fin que l'on nous oblige à retourner durant des heures pour n'y faire rien pousser tant la mort a contaminé la terre ;
Maintenant, ce que je connais du monde c'est un grillage et des barbelés sans fin, un ciel gris et une pluie battante vous trempant jusqu'aux os, pénétrant vos chairs et rentrant dans votre crâne par tous les orifices, ne vous laissant que votre voix qui ne sait plus que gémir en grelottant de froid ;
Maintenant, les seules personnes auxquelles je me raccroche sont mon meilleur ami et une pauvre fille dont j'ignore l'identité mais que je n'arrive pas à oublier parce qu'elle a boulversé mon esprit déjà mort ;
Maintenant, mes perspectives d'avenir me paraissent si réduites que j'ignore quoi faire et où aller si cette guerre entre hauts placés se termine un jour ;
Maintenant, je m'estime heureux d'avoir survécu à une nuit ou même une journée de vie ;
Maintenant, je ne souris qu'en pensant à la même soupe fade qu'on me servira tous les soirs à la même heure avec mon petit bout de pain sableux et ma gorgée d'eau ;
Maintenant, je sais que survivre un jour ici c'est bien, mais y mourir serait peut être mieux.

ElleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant