E p i a l ē s

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Et un jour elle me prit la main, m'emmena vers l'inconnu. Et bien sûr je me laissai faire, ravie de retenir encore son attention, de la satisfaire assez pour lui laisser l'occasion de me faire découvrir ses mondes.

Lorsqu'on l'aperçut, je sus que c'était chez elle. “Chez elle”, quelle drôle d'appellation. La vérité était que Neve n'avait pas de foyer. Elle se faisait une place là où elle le souhaitait et la quittait aussitôt, nomade des airs. Voyageuse des rêves.

Ce jour-là me laissa-t-elle l'occasion de m'éprendre de son corps. Je fis de mon mieux pour lui prouver à travers mes caresses toute l'intensité de mon soi-disant amour. Aussi me retrouvai-je toute déboussolée lorsqu'au bout de notre étreinte, je vis les larmes envahir ses yeux.

“— Que se passe-t-il ? m'enquis-je avec empressement, la peur m'enserrant le ventre.”

Elle éclata en sanglots, pleurant ses tourments à travers ses lamentations. Anxieuse, je la pris dans mes bras. Me voilà complètement dépaysée, paralysée par l'incompréhension. Mon ange si parfaite, si unique, si forte me faisait l'impression d'une grotesque caricature à présent. La destruction semblait avoir pris possession de son être, et j'en vins presque à penser que la maladie l'avait touchée. Non, ce n'était pas Neve. C'était un virus. Presque mortel, puissant, terrifiant. Ce n'était pas elle. Ce n'était simplement pas possible. Tout s'expliquerait. Elle prendrait soin d'elle, je m'occuperais de lui faire sentir comme elle était spéciale, tout rentrerait dans l'ordre. Mais voilà, Neve pleurait et moi je m'égarais dans de ridicules hypothèses pouvant justifier sa soudaine tristesse.

“— Ça va aller, ça va aller... je suis là, Neve. Toujours, tentais-je d'une voix mal assurée.

— Non ! cria-t-elle, m'insufflant instantanément la surprise la plus totale. Non, reprit-elle, je n'existe pas. Qui suis-je ? À travers toi seul mon fantôme subsiste. Tu aimes mon illusion. Mais moi, que suis-je ? Suis-je donc condamnée à la solitude ? Que se passe-t-il ? Quelle est cette douleur ? Pourquoi ai-je l'impression de mourir sous tes lèvres ? Et toute cette tendresse, pourquoi m'étouffe-t-elle ? Pourquoi ne m'aimes-tu pas ? Pourquoi ? Suis-je si repoussante ? Le néant ? Car un jour viendra où cela t'apparaîtra clair comme de l'eau de roche, et il signera ton départ. Tu me laisseras, moi, pauvre esquisse de l'ange dont tu t'es éprise.”

Je ne trouvai rien à répondre. Qu'aurais-je pu dire, de toute façon ? Comment être à la hauteur de ses maux ? Comment lui exprimer la grandeur de la honte qui me submergeait, la culpabilité se coulant dans mes veines ? Et de quel droit m'étais-je permise de l'élever si haut qu'elle en résultait à exister plus bas que terre, de la faire moins qu'humaine, de la réinventer pour qu'elle corresponde au modèle que je m'en étais fait ?

En cet instant je me détestai. Alors je la serrai plus fort dans mes bras, impuissante contre ma propre bêtise.

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