A n t é e

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J'enchaîne des rendez-vous. Chez la kiné, le psychomotricien, le diététicien, la psychologue, le psychiatre. Parfois ça m'écrase. Parfois je me dis : ma vie a déraillé de son cours. Je me dis : les gens de mon âge ne passent pas plusieurs mois dans des hôpitaux.

Puis je regarde les autres patients, les plus jeunes surtout. Leur vie à eux a déraillé bien plus tôt que la mienne. Et la tristesse m'explose le coeur. Ce n'est pas juste. J'imagine Abel à leur place ; ce n'est pas juste.

Je fais beaucoup d'introspection, et je pense que la psychiatrie change une vie. On se réveille un matin, on est convaincus que tout va bien. Et en fait, rien ne va. Et en fait, on se met en danger. On finit aux urgences. Dans des hôpitaux.

L'idée que beaucoup de personnes ne connaîtront jamais la psychiatrie me semble étrangère. L'idée que tant de monde n'ait pas à affronter des problèmes de santé mentale me paraît surréaliste. Et m'exaspère. Le Dr. Morteau m'explique souvent que c'est comme ça, qu'on ne naît pas tous avec les mêmes cartes en main, que j'ai vécu des traumatismes, que mon cerveau, mon pauvre cerveau, a fait comme il a pu. Que c'est un mécanisme de survie. Que certains tombent dans les addictions, l'alcoolisme, d'autres l'automutilation, et moi ç'a été l'anorexie. Et c'est ainsi.

Et je vois le progrès que je fais, je le vois, les soignants le voient. Mais je n'arrive pas à me sortir de la tête que je suis en psychiatrie, que c'est injuste, que je souhaiterais simplement être normale. Et je retombe dans des souvenirs. De mes parents. De ma mère qui criait sans s'arrêter. Qui me frappait jusqu'à s'en lasser. Qui avait l'habitude de me priver de repas dés que je faisais quelque chose qui n'était pas à sa convenance. Je repense à mon père, à ses mots crachés sur moi, crachés comme on cracherait après avoir gouté à quelque nourriture particulièrement peu ragoutante.

Je repense à moi, moi l'ado qui les dégoûtait, l'ado rejetée.

Je repense à l'école primaire, aux insultes des gosses, des gosses qui sont à peine nés qu'ils sont cruels.

Je suis fatiguée de ma vie. Je suis fatiguée de devoir me battre contre des démons que d'autres m'ont incrustés dans la tête.

GrandiosesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant