A chaque tour de garde, on m'apporte une gamelle d'eau sans jamais me donner un seul gramme de nourriture. Mon ventre ne cesse de crier famine, mes membres ne parviennent plus à me supporter très longtemps debout tant ils sont eux-mêmes lourds, et mes sens s'affaiblissent lorsqu'ils ne deviennent pas hypersensibles. Seul le Faucon Pèlerin n'a pas arrêté de glapir ou de m'observer. Il n'a pas bougé, mais tout comme moi, on lui a simplement amené à boire.
C'est alors qu'une silhouette s'avance droit vers ma cage d'un pas déterminé. Ses talons claquent contre le sol de l'entrepôt, par-dessus le bruit ambiant des Métamorphes qui s'impatientent, qui agonisent, ou qui enragent. Des épaules larges, un costume sur mesure, une canne surmontée d'un rubis, et une démarche boiteuse, voilà celui qui s'avance vers moi. L'imposante carrure s'accroupit devant mes barreaux, dévoilant un visage jeune et encadré par une barbe soigneusement taillée. Un sourire mutin étire ses lèvres.
- Je suis sincèrement désolé pour ce qu'il t'arrive, déclara-t-il sans aucune sincérité. C'est vrai que tu es une créature très rare, mais c'est aussi ce qui va nous rapporter beaucoup d'argent, donc j'espère que tu sais te battre.
Avec aisance, le jeune homme se redresse en tapotant sa canne dorée contre les barreaux de ma cage.
- Prépare-toi, et montre nous de quoi tu es capable. Le public veut du spectacle, ajouta-t-il avec un sourire en coin avant de repartir d'où il est arrivé.
Le Faucon Pèlerin glapit, et une bande de trappeurs sortie de nulle part vient alors soulever ma cage pour la disposer sur un chariot à roulette.
C'est ainsi qu'en deux temps trois mouvements, ma cage se retrouve sur des roulettes, poussée vers l'inconnu que représente cette lumière au bout de l'allée froide et sombre. Le trappeur qui pousse le chariot explose d'un rire cynique et me lance de sa voix rendue rocailleuse par la fumée:
- J'ai misé sur toi alors m'déçois pas.
Puis l'entonnoir s'ouvre et la vive lumière des spots me brûle les rétines, tandis que le brouhaha d'une foule excitée perce mes tympans. Ma vision finit par s'adapter lorsque ma cage se fige. Je jette un coup d'oeil circulaire et me tétanise. Non, ce n'est pas possible. A... A l'aide. Je me retrouve à l'entrée d'une espèce de cuvette créée par l'effondrement du sol, observée par des centaines de personnes hurlant depuis les gradins situés au bord de cet avachissement de terrain. Au-dessus de ma tête se tient un dôme en épais grillage, constituant le seul rempart entre moi et cette foule surexcitée. Toutefois, ce qui me terrifie le plus est la cage à mon opposé et contenant une ombre agitée. Les spots agressifs l'éclairent, les spectateurs crient, et la bête brame. Dans cette cage, se tient un immense Elan aux bois imposants. L'écume coule de son museau à chaque expiration, et des griffures marquent tout son cou. Ses sabots piétinent la cage avec ardeur, me faisant battre en retrait dans la mienne.
C'est alors qu'un haut-parleur grésille et qu'une voix se diffuse dans cette arène improvisée:
- Mesdames et messieurs, nous continuons avec un nouveau participant. ll nous vient de la forêt profonde, puissant prédateur il a su se montrer brave et vaillant. Alors s'il vous plait, veuillez acclamer notre nouvelle star: la Panthère des Neiges.
Le spot surpuissant se redirige vers moi, et le public m'acclame en s'échangeant des paris à plusieurs zéros. Mon coeur martèle ma poitrine, ma respiration s'accélère, et les petits bruits insignifiants prennent le dessus sur le brouhaha infernal de la foule. Un lourd grincement retentit, et lorsque je relève la tête, l'Elan se rue hors de sa cage en poussant un long râle qui fait réagir le public.
Les haut-parleurs grésillent de nouveau, puis reprennent:
- Et maintenant... voici notre nouveau champion !
La porte de ma cage s'ouvre, et le cervidé braque aussitôt son regard sur moi. Cependant, je ne me bouge pas, toujours agglutinée contre les barreaux du fond.
- Sort de là ! rouspéta le trappeur derrière moi.
Au même moment, quelque chose me pique le dos et une désagréable sensation vient courir dans tout mon corps. Je grogne aussitôt et me retourne en un quart de seconde. C'est là que j'aperçois le type qui m'a emmené jusqu'ici se tenir derrière une grille de sécurité, un bâton électrique à la main. Je le fusille du regard, mais reporte immédiatement mon attention sur l'Elan lorsque celui-ci se met à bramer.
Soudain, l'animal baisse la tête, soufflant de l'écume, et charge droit sur ma cage. Je retourne aussitôt me serrer contre le fond de celle-ci, mais le choc de ses bois contre le métal produit un bruit si assourdissant que mes oreilles se mettent à siffler. Le public crie, l'Elan se recule, et je reprends mes esprits. J'entends les gens m'ordonner de sortir de ma cage, mais je ne les écoute pas et y reste abritée.
Voyant que je bouge toujours pas, l'Elan commence à charger mon abris à de nombreuses reprises, le faisant vibrer et vaciller, si bien qu'il finit par se renverser. En cet instant, je n'ai pas d'autres choix que d'en sortir. L'animal en profite sans plus attendre et commence à me poursuivre avec folie. La foule s'excite, certains se lèvent tandis que d'autres échangent de grosses liasses de billets.
Je cours à travers toute l'arène improvisée, toujours poursuivie par le cervidé enragé. Dû à mon manque d'entraînement, je sens rapidement mes forces s'épuiser et ma respiration s'affaiblir. Si bien qu'à un moment je m'arrête net pour me retourner vers mon poursuivant et lui grogne férocement dessus en donnant un coup de griffe dans le vide. L'Elan s'arrête net, mais ignore complètement mon avertissement et baisse la tête pour souffler son écume sur moi tout en frappant son sabot au sol. Nous nous dévisageons tous les deux, la haine ayant complètement empli son regard.
A quoi ça sert ? Je me suis enfuie du Clan Rubis, tout ça pour quoi ? Pour finir ici ? Pourquoi me suis-je enfuie ? Je n'aurais pas dû, j'y étais en sécurité. Le Clan Saphir m'a pourtant assuré que rien ne m'arriverait, mais... je ne pense pas avoir vécu pire chose dans ma vie. J'aurais dû rester avec les miens, il n'y a qu'eux, il n'y a toujours eu qu'eux. Quand Zack l'apprendra il sera terriblement déçu. Je ne fais que les décevoir... Oh maman... que ferais-tu à ma place ?
Soudain, les bois de l'Elan rencontrent mon flanc avec force et écrasent mes côtes, avant de me propulser au loin. Je retombe lourdement sur le sol en pierre, ma vision vacillante, la respiration rendue lourde par le coup, et les membres complètement épuisés. Du coin de l'oeil, j'aperçois l'Elan s'avance vers moi avec détermination, puis je détourne le regard afin de contempler le sol effondré de l'entrepôt. Ce dernier est couvert de taches de sang fraîches et putrides, ce qui dégage une odeur nauséabonde mélangée à la transpiration, l'alcool, les parfums, et la fumée provenant du public.
Un nouveau choc écrase mes côtes et coupe court à ma respiration. Néanmoins, je ne bouge pas et reste étendue sur la froideur du sol, malgré les protestations des spectateurs qui m'ordonnent de me lever et de me battre. Le bruit autour de moi semble prendre de la distance, ou est-ce moi qui en prends ? Au fond, cela n'a plus trop d'importance. Soudain, j'entends un craquement sinistre résonner en moi. D'où cela provient ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais mon instinct me pousse à hurler. Je ne fais rien, préférant rester allongée sur le flanc, à la merci d'un animal enragé. Pourquoi cette situation me semble-t-elle familière en un certain point ? Peu importe... cela ne sert plus à rien de se battre s'il n'en résulte que de la souffrance.
Une masse blanche fonce vers moi, j'entends vaguement un féroce grognement, puis la masse entre dans ma zone aveugle. Seuls quelques lointains gémissements combatifs me parviennent, ainsi que de nouvelles effluves de sang frais, mais aussi de pin et de lavande. Puis plus rien.
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Sans Prétention
ParanormalDepuis toute petite, Elisabeth n'a connu que le Clan Rubis, que leurs doctrines, que leurs coutumes, que leurs manières. Etaient-elles normales ? Etaient-elles justes ? Mais au fond, qu'est-ce qui est normal, qu'est-ce qui est juste ? Elisabeth ne s...