L'angoisse ne me quittait pas à mesure que je me rapprochais du cabinet de maître Colin Lyon. Chaque pas qui m'éloignait de chez moi, qui m'éloignait d'Olivia, me rendait plus inquiet que le précèdent. Il me fallait expédier ce rendez-vous afin de m'assurer de sa sécurité.
Toutes les cellules de mon anatomie me hurlaient de rebrousser chemin, de la couvrir de mon corps pour toujours afin qu'elle soit à jamais saine et sauve. Ces gardes du corps venaient d'arriver, ils n'étaient pas encore briefés mais ma mère n'était pas du genre à négliger aucun détail. Étrangement, j'avais confiance en elle. Il le fallait.
Le prestigieux cabinet des frères Lyon s'élevait devant moi. Il me remémora des souvenirs enfouis d'une enfance privilégiée. La porte à tambour dont les brosses frottaient dans un murmure étouffé contre le marbre beige du vestibule, les escaliers recouverts d'une moquette d'un vert émeraude élégant, les rampes assorties aux poignées de portes en laiton. Tout ici m'était doucement familier.
Je pénétrais prudemment dans le bureau de Colin Lyon, l'aîné des deux frères et avocat de la famille Ace puis Ace Alighieri à Londres depuis plus longtemps qu'il était possible de l'imaginer.
- Monsieur Alighieri, bonjour, s'exclama solennellement le vieil homme bedonnant mais pas moins élégant.
- Maître, le saluais-je avant de serrer fermement la main qu'il me tendait, comme j'avais vu tant de fois faire mon père.
Il m'offrît de m'installer sur le fauteuil de cuir brun face à son large bureau aux dorures coûteuses.
- Bien, commençons si vous voulez bien. J'ai reçu un appel de Madame Ace Alighieri tôt ce matin m'informant de votre reconsidération quant aux dernières volontés de feu Monsieur Alighieri, commença-t-il, comme si cela était évident.
Bien sûr, j'allais changer d'avis, reprendre mes esprits et accepter l'incroyable chèque que mon père me laissait ainsi que l'entreprise qui allait avec. Cela allait de soi pour un homme comme lui.
- C'est bien cela, affirmais-je pourtant, sans laisser poindre mon irritation, cela ne ferait pas avancer les choses or, il s'agissait de ce que je voulais : expédier ce rendez-vous.
- J'ai pris le temps de relire le contrat que votre père avait fait rédiger avant son décès, vous pouvez en prendre connaissance à votre tour avant de le signer, expliqua-t-il en me tendant une épaisse liasse de documents.
Le papier était lisse et coupant, comme dans un signe que ce contrat était trop beau pour être vrai. Mes yeux parcoururent les premiers mots avec lassitude tandis que mes doigts jouaient avec les coins des nombreuses pages. Trop nombreuses. Je reconnaissais bien-là mon père, négligeant aucun détail.
- Si vous avez une question, n'hésitez pas.
Puis un mot retint mon attention parmi le flot d'encre noire. « Épouse ».
À cet instant, mon esprit s'envola sans que je ne puisse le retenir vers des contrées que je ne connaissais que trop bien. Dieu seul savait à quel point son doux sourire narquois et ses yeux chocolat me manquaient. Comme un manque viscéral qui ne demandait qu'à être comblé.
Une seule chose me tentait à cet instant : la simple idée de rentrer et de la retrouver, de la laisser me sauter dans les bras, de recueillir sur ses lèvres un peu de cet élixir qu'elle sécrète en secret et qui me fait me sentir comme un dieu savourant son Nectar. Son corps était mon Ambroisie.
- Je n'ai pas besoin de lire ce contrat, passez-moi un stylo, ordonnais-je sur un ton autoritaire qui me surprit tant il se confondait avec celui de mon père.
- Vous devriez pourtant le lire... poursuivit -il en me dévisageant, incrédule.
- Inutile, je vous ai demandé de me passer un stylo, maître.
- Bien sûr, me dit-il en me tendant sa plume vernie et gravée, semblable à la mienne.
Je la fis glisser sur le papier lisse, apposant ma signature à l'endroit où elle était requise, vendant un peu de mon âme pour pouvoir dormir, les bras entourant ceux de la femme que j'aimais. Et ce sans regret. Ça n'avait pas de prix.
- Bien, je crois que nous en avons fini ? m'exclamais-je prestement en me levant.
Le vieil homme me scruta, tentant de déceler une quelconque étincelle de folie dans mes yeux. La seule chose qu'il risquait d'y trouver était une assurance d'acier.
- Bien sûr, Monsieur Alighieri, je suis disponible pour toute information supplémentaire, assura-t-il en me tendant de nouveau sa main, que je serrais, encore une fois.
Sans un regard, je le laissais derrière moi et m'échappais de cet endroit aussi vite que la décence me le permettait. Je n'avais pas encore pris conscience de l'ampleur des conséquences que cette décision aurait sur ma vie. Ces rendez-vous deviendraient des formalités quotidiennes et ce pour je ne savais combien de temps.
Il se mit à pleuvoir des cordes, alors je jetais un regard vers le ciel dissimulé par d'épais nuages. En m'abritant de la pluie sous un porche, je senti un frisson me parcourir de la tête aux pieds.
Cette ville était lunatique, et c'était la raison pour laquelle je l'aimais. En plein mois de juin sévissait un réel déluge imprévu et ravageur. Le Royaume-Uni était beau pour ça, pour son côté gothique et Brontënien, c'était un pays à la beauté sauvage et tortueuse qui ne laissait jamais personne indifférent. Le théâtre parfait pour un roman...
Je me remis en chemin sans que le mauvais temps ne cesse, mon désir, non mon besoin de retrouver Olivia était imperméable à tout obstacle.
Désormais, je détenais les mêmes cartes que possédait mon père lorsqu'il protégeait sa famille. Il se pourrait même que nous n'aurions pas à nous protéger si je parvenais à proposer une somme à Chase qu'il ne pourrait pas refuser. Depuis que mes initiales enluminaient les bas de pages du contrat de mon père, je disposais d'un empire, d'une armée. De quoi protéger ma famille, à mon tour. Et étrangement, cela m'aidait à alléger la douleur qu'était d'abandonner ma passion.
Se profilait devant moi la dernière rue qui me ramènerait auprès de ma belle, dans notre foyer.
Faudrait-il que l'on déménage à Tropea ? Olivia serait-elle encline à s'en aller et tout quitter ? Que serait-ce de vivre au soleil, à l'endroit où, enfant, je passais mes étés ? Notre enfant apprendrait-il l'italien ? La vérité était que je n'avais aucune des réponses à ces questions, je n'avais pas correctement anticipé les besoins de ma femme. D'ailleurs si elle m'en posait, je ne pourrais lui fournir qu'un monceau d'incertitudes.
Mais voilà, je l'aimais comme un fou et chaque seconde séparé d'elle me tuait. Alors oui, j'avais préféré rentrer aussitôt les papiers signés plutôt que de m'appesantir sur des questions pratiques. J'irai où elle ira. Voilà jusqu'où s'étendait mon amour désespéré pour cette femme.
Et en face, de l'autre côté de la rue : chez nous.

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