À trop refouler ses sentiments, on finit par refouler qui l'on est vraiment. Lorsqu'elle se levait chaque matin, Olivia enfilait un peignoir en soie et un masque qui dissimulerait son visage de porcelaine, se fêlant un peu plus avec le temps. Elle avait si profondément enfoui son cœur et son passé qu'elle ne se reconnaissait plus dans un miroir. Et aujourd'hui il fallait tout déballer, tout revivre, se découvrir de nouveau. Mais elle le lui devait bien. Et quand bien même il ne s'agissait pas d'un devoir, pour lui, elle l'aurait fait volontiers.

Olivia Eames n'était en rien une sentimentale. Pas parce qu'elle trouvait ça ridicule ou contraire à sa morale, mais parce qu'elle n'en avait pas le droit. Être en cavale signifiait n'avoir aucune attache, ce qu'elle s'efforçait de respecter depuis de trop longues années. Sa peau était tannée des baisers qu'elle avait reçue toutes ces nuits sans lendemain, endurcie au fil des années pour que personne ne puisse accéder au cœur tendre et abimé qu'elle protégeait.
Mais cette fois c'était différent, cette fois il était différent, elle était différente. Cette fois Olivia était tombée brutalement, passionnément et bêtement amoureuse de lui. De ça elle ne pourrait jamais fuir, c'était plus grand, plus fort qu'elle et elle avait fini par l'accepter.

Assise sur le rebord du lit à côté d'Alexander, elle fermait les yeux, le visage bas, tentant de laisser des souvenirs refoulés depuis des années la submerger de nouveau. Des souvenirs acides et douloureux qui n'étaient presque plus les siens.
- J'avais dix-sept ans... Ma famille et moi vivions à Rochdale, au nord près de Manchester. Mes parents avaient déjà du mal à joindre les deux bouts alors lorsque l'usine dans laquelle mon père travaillait a fermé, nous n'avions plus de quoi vivre. L'ambiance à la maison était de plus en plus tendue et pesante, je n'étais jamais là-bas, préférant me distraire dehors avec Bonnie. Jusqu'au jour où les membres d'un gang ont trouvé opportun de guetter régulièrement les sorties du lycée pour revendre leurs drogues.
Au souvenir de Chase, nonchalamment adossé au mur de briques rouges, elle eut un frisson. Sans pouvoir s'en empêcher.
Oubliant un instant qu'elle envisageait de partir peut-être pour toujours, Alexander passa sa grande paume sur son dos pour capturer sa taille et l'attirer plus près de lui. Son besoin de la protéger de ses propres souvenirs étaient plus fort que sa peur.
- Il y en avait un qui ne me lâchait pas des yeux, il me dévisageait tous les soirs, il était mauvais, puissant et plus vieux, j'ai succombé. Je suis devenue complètement folle de lui, il était dangereux, il savait précisément quoi dire pour me faire tomber amoureuse de lui. Et c'est exactement ce qui est arrivé.
Elle soupira, honteuse de sa propre naïveté. Jamais elle n'aurait fait une chose pareille aujourd'hui. Mais serait-elle si forte si elle ne l'avait pas vécu ?
- J'étais si jeune... si influençable. Il m'a tout pris, mon cœur, ma liberté, ma virginité. Je lui ai tout donné...
En imaginant un autre homme poser ses mains sur son corps fait pour le sien, Alexander serra un peu plus les mâchoires. Comment pourrait-il la laisser s'en aller ?
- Et... et puis... Ma jeune sœur est tombée malade quelques temps, je n'en pouvais plus de voir ma famille souffrir, mon père esquissant de faux sourires en levant les yeux de nos factures impayées... J'ai eu la mauvaise idée d'emprunter de l'argent à Chase. Argent que je n'ai jamais pu rembourser...
Alexander tenta d'imaginer son Olivia plus jeune, pauvre et entichée d'un drogué mais il n'y parvint pas. Au fond, il aurait aimé qu'elle n'ait commencé à vivre qu'au moment où ils s'étaient rencontrés, comme lui l'avait fait.
- Un soir, Chase m'a réclamé remboursement et, honteuse, je n'ai pas dû dire ce qu'il attendait de moi... Il...
Il la sentit frissonner entre ses mains et la rage traça son chemin dans ses veines alors qu'il parvenait à anticiper ce qu'elle allait ajouter :
- Il m'a frappé.
À son tour, elle le sentit se figer autour d'elle. Alexander ne parvint pas à ouvrir la bouche, aveuglé par la haine.
- Il m'a humilié comme je n'avais jamais été humiliée. Il m'a forcé à me déshabiller afin d'écraser son mégot rouge de cigarette sur ma peau nue. Je me rappelle chaque détaille de cette soirée. De son regard vitreux à son sourire carnassier, de ses mains froides à la violence de ses mots...
Il entendit sa voix étouffée par la peur et toute la colère quitta son organisme. Il n'existait plus qu'elle. Si précieusement brisée.
- Après cette nuit-là, ma vie n'a plus jamais été la même... Je suis rentrée, j'ai laissé une lettre à mes parents et je suis partie. Ça fait plus de sept ans et il vient tout juste de me retrouver.
Ses bras chauds se resserrèrent instinctivement autour d'elle. Elle soupira, savourant à contre-cœur son étreinte spontanée.
- Je fuis depuis si longtemps Alexander, avoua-t-elle d'une voix chargée de larmes. Je suis épuisée. Et je le laisserai m'avoir s'il veut, mais je t'ai mis en danger en te laissant pénétrer dans ma vie. Je dois partir tu comprends ?
Alexander fit abstraction de son cœur qui se fissurait douloureusement au creux de sa poitrine. Elle était sa priorité. Elle était la seule chose au monde qui aurait pu le tuer sans qu'il ne lui en veuille. Il l'aimait plus qu'il n'aimait la vie.
- Je pars avec toi.

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