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Que ne peut-on faire pour vivre belle et jeune à jamais ? On peut être talentueux, brillant ou même céleste, l'inspiration ne sera jamais aussi pure qu'offerte par l'amour. Ainsi une femme ne sera jamais aussi sublimée que sous une plume, un pinceau ou un fusain. Et dès lors qu'elle est sa muse elle devient immortelle, figée à jamais entres les pages d'un livre, sur une toile ou du papier à grain. Il n'existe pas plus grand amour que celui d'un artiste car lui seul parvient à déceler une beauté inavouée et à la mettre en évidence aux yeux de tous. Voilà pourquoi l'artiste remporte toujours la fille, parce qu'il sait lui parler, il sait la toucher, il sait lui rendre son immortalité.

Alexander Ace Alighieri était un auteur immensément talentueux. Il se sentait pourtant différent de ses pairs, ne faisait ni brouillon ni plan, n'écrivait que ce qu'il ressentait. Au fil de sa plume, il sublimait des histoires de son style rafraîchissant et brûlant. Pourtant il n'échappa pas au sort de tout écrivain.
Ce soir, cela lui tomba dessus comme si la gravité lui était apparue. Ses idées n'avaient plus de sens, l'encre ne coulait plus, le monde avait cessé de tourner. Ce syndrome terrifiant et désemparant s'abattait sur lui sans qu'il n'ait put l'anticiper, sans qu'il n'ait pu finir sa phrase. L'inspiration avait disparue comme absorbée par le bois d'alisier du bureau sur lequel il trônait. Sa page blanche devant lui semblait irréelle, les idées ne se bousculait plus dans son esprit, l'excitation ne naissait plus en lui mais le plaisir des mots persistait, toujours.
Alors d'un mouvement ample et gracieux, il fit glisser ses lunettes sur l'arête droite de son nez, attrapa son calepin, son stylo plume et claqua la porte de son bureau. Sur ce, il enfila son trench-coat noir et ses converses de la même couleur, puis sorti.
L'air frais le revigora et il s'aventura, de sa démarche déterminée et élégante, dans les rues claires de Londres. Alexander ne laissa aucun détail lui échapper, scrutant les pavés abîmés et polis par la marche pressée des passants, les maisons soignées et élégantes, les automobiles noires et les vélos jaunes. Il observait attentivement les nuances de gris qui flottaient dans le ciel, parfois trouées par quelques oiseaux audacieux.
Pourtant il y avait quelque chose qu'il ne détailla pas, quelque chose qu'il ne détaillait jamais : les gens. Les passants, les passantes, les dames et les jeunes femmes, les hommes et les enfants. Jamais il n'avait cru bon de les dévisager ou de les décrire dans ses romans enflammés. Personne ne semblait parfaitement correspondre aux personnages qu'il créait. Quelque chose l'en empêchait, la réalité semblait trop peu éclatante pour être dévoilée aux yeux de ses lecteurs. Alors il inventait, un nom et des yeux, un esprit et une histoire unique.
Cette banalité terne mina un peu plus son moral alors qu'il savait pertinemment qu'il ne retrouverait aucune inspiration ici. Les gens passaient devant lui, se retournant souvent sur ce jeune homme qui marchait sans faire attention où il allait, ce bel homme qui ne regardait rien mais qui voyait tout à la fois.

Le petit salon de thé coincé entre le salon de coiffure et la pharmacie était un endroit qu'il appréciait. Plus que l'emplacement, les petits pains à la cannelle lui plaisaient autant que ce thé Earl Grey à la bergamote qui n'était bon qu'ici.
Il entra, fit sonner les clochettes suspendues à la porte vitrée et s'assit à sa table habituelle, contre la vitrine soulignée de géraniums roses et rouges fanées par le froid de ce mois de janvier. Ainsi il pouvait observer les rues, les pavés et les maisons. Ça sentait bon le sucre et la farine, il y faisait chaud et il s'y sentait bien. Il était conforté par l'habitude, cette routine dans laquelle il trouvait assez de répit pour que venir ici soit rassurant.
Alors attendant patiemment les pains à la cannelle qu'il avait commandé d'un geste de la main à la gérante de la boutique, il sortit son calepin, son précieux stylo plume noir et doré sur lequel était gravé ses initiales. Puis il se mit à écrire quelques mots, quelques phrases qui sonnaient bien et qui, il l'espérait, ferait renaître son âme d'artiste qui l'avait abandonné.
Une nouvelle serveuse vint lui porter sa commande tant attendue. C'était bien une serveuse car elle portait un demi-tablier noué élégamment à sa taille fine, il fallait le préciser car elle n'avait rien d'une jeune femme mais possédait plutôt le visage d'un rêve éveillé.
Alexander la regarda un instant, s'attardant sur l'expression de ses yeux, beaux et malicieux, ce qu'il ne faisait jamais. Elle lui sourit poliment car cela faisait partie de son travail mais il se laissa croire qu'elle lui souriait pour des motifs plus grivois.
Ses cheveux d'un brun chocolat encadraient son visage aux traits fins. On pouvait y admirer la ligne courbe de ses yeux d'un doré presque jaune à la lumière puis toutes les lignes de son visage qui convergeaient vers sa bouche d'un rose fané.
Il n'avait jamais regardé quelqu'un comme elle, il n'avait jamais vu personne de telle. Il ne pouvait s'empêcher de scruter chacun de ses mouvements souples et gracieux. Elle semblait tout droit sortie d'un conte, les lèvres encore gonflées et brillantes, le regard vif et pétillant, l'attitude confiante et assurée.
Alexander ne soupçonna pas ce qu'il se passait là, il ne prit pas conscience de ce qu'elle pourrait représenter pour lui, il ne se rendit pas tout de suite compte que la foudre venait de le frapper.
Lorsqu'elle s'échappa dans la cuisine, il s'écoula quelques secondes avant qu'il ne morde dans sa pâtisserie pour s'empêcher de mordre dans le rose passé de ses lèvres. Puis de nouveau, comme un miracle, il coinça sa plume entre ses longs doigts, fit sauter le capuchon et écrivit. Il laissa le flot d'inspiration que lui dictait les yeux de la belle brune le submerger.
Rapidement, des mots noircirent la page de son écriture raffinée qu'il avait mis des années à acquérir. Il était envouté, comme un peintre qui proportionnait son corps et son visage en des mots précis et chauds. Alors il se mit à imaginer ce que ce corps et cette bouche pourraient bien dire, laisser échapper et faire...
L'encre coula comme un torrent d'imagination qui le traversait et faisait renaître l'adrénaline que lui procurait l'extase de ces retrouvailles avec l'artiste qui sommeillait en lui.
Alexander avait repéré le badge blanc aimanté à la poitrine d'Olivia. Son prénom y était inscrit en capital mais il ne put s'y attarder plus longtemps, doutant de la raison pour laquelle il s'y intéressait. L'inspiration l'avait de nouveau frappé mais il n'eut pas le temps de s'en complaire davantage, fasciné par la façon dont ses hanches roulaient lorsqu'elle se glissait entre les tables.
Elle ne le regardait pas, elle l'ignorait ou en tous cas, ne lui portait pas vraiment l'attention qu'il réclamait, désirait plus que tout. Pourtant elle sentait son regard dans son dos, sur son profil, ses mains affairées et parfois sur sa poitrine. À vrai dire il était mal à l'aise car l'on avait pour habitude de picorer dans sa main sans qu'il n'eût à lever l'annulaire, mais qu'en était-il lorsqu'il fallait déployer ses ailes et aller picorer dans la main d'une intrigante inconnue ?

WINDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant