La sérénité et l'oubli vont parfois de pair

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Citation de Allan Gurganus

        - Depuis quand est ce que vous n'êtes pas sortis ? demanda Éden.

Il était allongé sur le flanc dans son lit et soutenait sa tête avec sa main. Edgar somnolait à côté de lui et dans le lit d'à côté, Evelyn faignait une sieste, les jambes relevées contre le mur et les bras croisés derrière sa nuque. Nullement endormie, elle se tourna et s'assit avec adresse sur le bord de son matelas :

- Je ne sais pas. Des mois, des années peut être, je ne compte plus les jours.

Éden soupira et Evelyn retomba avec paresse sur le dos :

- J'en ai assez, quand est ce que nous passerons enfin à l'action ?

- Ne sois pas si pressée Evelyn, coupa Éden. Ton entraînement n'est pas encore achevé, et ça ne concerne pas uniquement les exercices physiques, tu fais encore des cauchemars la nuit. Mais j'ai une réunion cet après midi.

- Je suis bien plus forte qu'à mon arrivée ! se défendit-elle. Et ces rêves me sortent de la tête dès que je suis réveillée.

- Evelyn, je prends ça très au sérieux, on ne se remet pas d'un si grand traumatisme en quelques années.

La jeune femme baissa la tête et ravala sa déception. La gorge nouée, elle se leva précipitamment et quitta la pièce en claquant la porte. Edgar se réveilla instantanément et se précipita à sa suite, laissant Éden seul, assis en tailleur sur son lit.

Une fois à l'extérieur de ses appartements, Evelyn dépassa les soldats qui gardaient sa porte. Le bruit ambiant qui résonnait sans cesse dans le quartier général des sans faction lui donnait mal au crâne.

Elle se dirigea avec hâte vers une étagère à côté de laquelle un homme soudait deux morceaux de métal. Elle évita les gerbes d'étincelle qu'il produisait et prit l'arme qui l'intéressait avant de s'éloigner de sa machine sifflante.

Dans la salle d'entraînement, elle se rendit devant une cible à forme humanoïde. Avec adresse, elle positionna son pistolet en face de son œil, bras tendu et tira une première fois. Sans même étudier l'endroit où la balle avait atterrit, elle lança son petit pistolet pour le réceptionner avec son autre main pour tirer une nouvelle balle. Elle poursuivit ce manège jusqu'à ce que son arme soit complètement vide.

Elle alla ensuite étudier les positions de ses balles sur la cible et pesta. Elles avait toutes atteint le bout de carton, mais aucune ne s'était plantée en plein centre :

- Arrête de te sous estimer, dit alors une voix derrière elle. Savoir manier une arme des deux mains est déjà un exploit.

Elle se retourna pour voir apparaître Edgar, les mains dans les poches, et le crâne presque rasé comme à son habitude. Ses yeux clairs fixèrent les iris bruns d'Evelyn qui soupira.

- Je veux juste continuer de m'améliorer.

- Ou alors tu veux penser à autre chose, conjectura l'adolescent.

Evelyn se laissa tomber assise sur le sol rugueux de la salle et Edgar la rejoignit.

- Je veux juste oublier, tout oublier. J'ai l'impression d'être sur la bonne voie.

- Le problème ce n'est pas de chasser ses démons, mais de les combattre.

- J'aime beaucoup Éden mais il ne m'aide pas vraiment en me remémorant sans cesse ce que j'essaie de bannir de ma tête.

- Éden essaie de t'aider comme il a voulu le faire avec moi lorsqu'il m'a recueilli. Il a abandonné au bout de deux ans.

- J'aimerais bien qu'il lâche l'affaire tout de suite avec moi.

- Tu as besoin d'aide Evelyn.

Retenant ses larmes, la jeune femme articula :

- J'ai surtout besoin d'être seule.

Les années se succédaient les unes après les autres, ils ne parlaient plus de Marcus ou de Tobias. Evelyn avait enfin l'impression d'avoir toujours vécu chez les sans factions. Elle commençait réellement à s'y faire une place. Elle y était connue, appréciée et se sentait bien. Éden et Edgar étaient devenu sa nouvelle famille et cela lui convenait très bien. Elle et l'adolescent devenaient de plus en plus complices, et Éden lui jetait parfois des regards attendris qu'elle lui rendait automatiquement.

         Un après midi, alors qu'Edgar atteignait sa quinzième année, Éden leur annonça qu'il partait en mission. Il avait été désigné pour se rendre chez les Fraternels pour les étudier et se faire une idée de la manière dont ils voyaient les sans factions et le fonctionnement de la société. Il partit dès l'aube et Evelyn l'entendît quitter la chambre à pas de loups. Il allait lui falloir plusieurs heures pour se rendre chez les Fraternels qui se trouvaient à l'autre bout de Chicago.

        Lorsqu'Edgar fut levé lui aussi, elle lui proposa de sortir à l'extérieur du quartier général pour profiter du soleil printanier. Lorsqu'ils mirent le nez dehors, la lumière éblouissante leur grilla la rétine et ils furent obligés de se cacher les yeux un moment. Voilà bien des semaines qu'ils n'étaient pas sortis de leur antre froide et obscure. Les poumons remplis d'oxygène, ils se dégourdirent les jambes à travers les quartiers avoisinants.

          Ils redécouvraient leur ville qu'ils avaient choisi d'abandonner pour se réfugier chez les sans factions, à l'abri des regards et de la lumière du jour. Edgar, les mains dans les poches, observait les grands immeubles délabrés qui entouraient leur entrepôt. Personne ne se trouvait dans ses quartiers en ruine et laissés à l'abandon. A part peut être deux personnes. Evelyn les vit surgir derrière un immense bloc de béton à moitié brisé sur le sol et entremêlé de câbles rouillés. D'après  leurs vêtements, elle reconnu un Audacieux avec sa combinaison noire, et un Érudit, avec sa veste d'un bleu profond.

          Elle plissa les yeux et regarda les deux intrus. Que venaient-ils faire par ici ? Ils finirent eux aussi par remarquer la jeune femme et l'adolescent qui avaient stoppé leur marche. Quelques mètres et deux ou trois débris les séparaient, et Evelyn vit qu'ils s'approchaient dans leur direction. Elle déglutit et intima à Edgar :

         - Partons.

          Alors qu'ils faisaient volte-face, elle entendit les deux hommes derrière eux s'écrier :

          - Hé les amis ! Partez pas tout de suite on a même pas eu le temps de s'amuser.

          - Accélère, ils vont lâcher l'affaire, souffla Evelyn.

           Edgar obéit, ne supportant pas de subir les moqueries des autres factions. Cependant, l'Audacieux et l'Erudit ne semblaient pas prêt d'abandonner. Lorsque les deux sans factions remarquèrent qu'ils étaient toujours suivis, ils prirent leurs jambes à leur cou. Les deux hommes les suivirent en courant à leur tour, et Evelyn s'exclama :

          - Change de direction ! Il ne faut surtout pas les conduire au quartier général !

           Elle avait peur de leur réaction si jamais ils découvraient l'existence de leur organisation secrète. Jeannine en serait immédiatement informée, tout comme Eric, et ils prendraient des mesures radicales pour disperser ce groupe de sans faction rebelle.  Le cœur battant, elle se retourna furtivement et constata que les deux hommes avaient disparu :

          - Où sont-ils passés ?

          - Ne t'en fais pas, répondit Edgar, ils ont vu qu'on courait trop vite pour eux.

           Soulagés, ils ne perdirent pas de temps pour regagner leur entrepôt. A peine l'eurent-ils aperçu au loin, qu'ils distinguèrent également deux silhouettes qui observaient l'entrée de leur cachette. Evelyn constata avec effroi qu'ils s'agissait de leurs poursuivants, qui, tapis dans un coin, complotaient en silence.

            - C'est pas vrai, ils nous ont suivis. 

Tobias Eaton (Origines) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant