Les larmes empêchent de voir, le deuil encore plus

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Citation de Jean Marie Poupart

Tobias, ou plutôt Quatre dorénavant, s'éveilla en sursaut de son paysage des peurs. Il venait une nouvelle fois d'affronter son père, et le bruit de la ceinture qui claquait contre les murs résonnait encore dans sa tête. Il avait l'impression que jamais il ne parviendrait à vaincre ses quatre peurs. Il en avait peu, certes, mais elles étaient toutes plus atroces les unes que les autres.

Lorsqu'il pointa le bout de son nez dans la salle d'attente, il chercha George du regard mais ne le vit nul part. Zeke le remplaça sur le siège incliné de la simulation, et il quitta les lieux d'un pas ferme.

Il s'arrêta au retour devant l'atelier de Tori. Elle était concentrée sur l'épaule d'un Audacieux qui se mordait la lèvre inférieure, mais il n'y avait aucune trace de son frère dans les environs. Quatre fronça les sourcils, puis passa son chemin.

À peine eut-il fait deux pas qu'une voix l'arrêta :

- Quatre ! Attend.

Tori venait d'abandonner son client et lui faisait des signes dans son dos pour l'inciter à la rejoindre. Elle retourna près du fauteuil où était assis l'Audacieux au biceps saillants et s'exclama :

- J'ai terminé.

Elle retira l'autocollant blanc qui recouvrait le tatouage sur la peau matte de l'homme, et la flamme des Audacieux apparut. Satisfait, il prit congé, tandis que la jeune femme tripotait nerveusement ses longues tresses noires.

- Tu voulais me voir ?

À bout de nerf, elle explosa :

- J'ai vu des Érudits entrer dans l'enceinte ce matin ! Ce n'est pas bon du tout. Et surtout pas bon pour toi et pour George.

Quatre hésita à lui faire part de sa disparition qu'il avait noté depuis qu'il était sorti de sa simulation. Il la laissa poursuivre :

- Il faut que tu fasses attention à toi, Quatre. J'ai promis de te protéger, et je le ferai.

Elle rangeait avec empressement son matériel, les mains fébriles, la bouche crispée. Quatre assimila l'information :

- À qui as tu promis ça ?

Tori lui jeta un regard coupable.

- Personne, laisse tomber, coupa-t-elle après un long silence d'hésitation.

Il jugea que c'était le bon moment pour lui avouer à son tour le détail qu'elle ignorait :

- Tori, George a disparu depuis ce matin. Quand je suis sortis de la salle de simulation, il n'était plus avec les autres en train d'attendre.

La sœur de l'intéressé se figea. Sans perdre une minute, elle se précipita hors de son atelier et longea la rambarde du gouffre d'un pas pressé.

- Où est ce que tu vas ? s'enquit Quatre en la suivant aisément, car ses longues jambes lui permettaient de faire deux fois moins de pas qu'elle.

- Le retrouver. Immédiatement !

Quatre suivit sa démarche pressée pendant une bonne vingtaine de minutes. Tori ne demandait aucun renseignement à personne, ne voulant pas attirer l'attention sur elle. Les épaules crispées sous son débardeur noir, elle ouvrait toutes les salles sans aucun scrupule et dévisageait tous ceux qui pourraient bien s'y trouver.

L'heure du déjeuner sonna. Quatre croisa Zeke qui sortait de la cafétéria et lui lança :

- Tu sais où est George ?

Zeke haussa les épaules, les sens en alerte. Quatre ne put s'attarder, car Tori était repartie au galop. L'enceinte des Audacieux ne lui avait jamais parue aussi grande, et l'angoisse qu'il ressentait pour son ami s'agrandissait à chaque minute passée sans nouvelles de lui.

Les couloirs étaient déserts, tous les Audacieux étaient en train de déjeuner joyeusement à la cafétéria après cette dure matinée, mais Tori n'avait que faire de son ventre grondant.

Des coups attirèrent leur attention. Apparemment, tout le monde n'était pas en train de festoyer. La jeune femme se mit à courir et Quatre, craignant qu'elle ne se mette en danger, la talonna de près.

L'image d'Éric, debout face à la rambarde s'imprima sur sa rétine. Quatre saisit le bras de Tori et l'entraîna dans l'ombre du couloir par lequel ils venaient d'arriver. Il était déjà trop tard. Éric lança son pied dans les côtes de George, qui, abasourdis, bascula en arrière. Son dos passa par dessus la barrière et c'est la tête la première qu'il plongea au fond du gouffre. Le bruit de son corps désarticulé se fit entendre au même moment que Tori ouvrit la bouche.

Quatre, malgré l'état de choc dans lequel il se trouvait lui aussi, eut le réflexe de lui obstruer la bouche avec sa main pour l'empêcher d'hurler. Hors d'elle, Tori lui mordit le doigt jusqu'au sang mais il tint bond et enroula son bras autour de sa taille pour l'entraîner loin de la scène de crime. Éric ne les avaient pas remarqués, et il voulait que ça dure, sans que Tori ne trahisse leur présence.

L'audacieuse débattait comme une furie entre ses bras et il réussit à la traîner jusqu'à son atelier. Il la relâcha enfin, hors de danger. Les yeux injectés de sang, elle lui envoya un coup de poing dans le nez, et il tituba :

- Tu m'as empêché d'aller le sauver ! Il est tombé, et à cause de toi, je n'ai rien pu faire !

Ses genoux se dérobèrent et elle s'écroula sur elle même. Ses larmes jaillirent avec une telle intensité, que Quatre se demanda s'il elle parviendrait à se calmer un jour. Il essuya lui même son nez ensanglanté et retint une larme qui lui piquait l'œil. La mâchoire crispée, il s'assit en face de la jeune femme et la regarda pleurer et exprimer toute sa douleur, tout en sachant très bien qu'elle ne lui en voulait pas vraiment. Sous l'effet de la colère, tout le monde pouvait se monter violent.

- J'avais juré de le protéger, tout est de ma faute.

Quatre attendit encore. Elle n'était toujours pas passée au stade de la colère meurtrière.

- C'est Éric qui l'a tué froidement. Tu l'as vu toi aussi ! Je lui ferai payer, je leur ferai payer à tous !

Elle hurlait à s'en arracher les cheveux. Quatre lui saisit les épaules pour la stabiliser et lui glisser :

- Ne te mets pas en danger pour un combat perdu d'avance. Tu ne peux rien contre Éric, personne ne peut rien contre lui. C'est notre parole contre la sienne.

- Si tu ne veux pas m'aider, va-t-en !

- Je m'en irai si tu me promets de ne rien tenter quoi que ce soit qui mettrait ta vie en danger.

Elle le repoussa en arrière.

- Laisse moi !

- Eric ne vaut pas la peine que tu meures à cause de lui, et George ne l'aurait pas accepté. Jure le.

Elle essuya ses joues baignées de larmes d'un revers de main, et se redressa. Elle lui désigna la porte de sortie, et il se résigna à la laisser seule.

- Je te le promets.

Tobias Eaton (Origines) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant