3 | Premier vendredi du mois

1.6K 149 13
                                    

Les paupières closes, mon souffle est lent, parfaitement maîtrisé. Tête basculée vers l'arrière, je masse lentement mes tempes du bout de mes doigts.

Putain de migraine.

Me laissant lentement glisser vers le fond de ma baignoire, je m'immobilise quelques secondes une fois totalement immergée. Finalement je remonte, m'obligeant à ouvrir les yeux. Une expiration frustrée m'échappant, je tends la main vers mon téléphone portable pour consulter l'heure.

Merde !

Je suis encore dans mon bain, mais déjà en retard. C'est souvent ainsi lorsque je suis en crise. Le temps s'enfuit irrémédiablement. Je l'oublie, le laisse filer.

J'aurais dû programmer une alarme.

Ignorant la douleur cognant dans mon crâne au rythme de mon pouls, je me lève et m'enroule dans mon peignoir d'un geste vif. Je suis habituée de toute façon, cela faisant partie des choses avec lesquelles je dois vivre depuis mon improbable sortie du coma. Et franchement ? C'est loin d'être la plus difficile à gérer. Me dirigeant vers mon lit pour enfiler la tenue que j'ai choisie, je m'empresse d'écrire un texto à Carly, m'excusant de ce contretemps. « Je pars dans quinze minutes. » annoncé-je sans m'embarrasser de détails car elle comprendra. D'ailleurs, sa réponse se fait aussi immédiate que compréhensive : « Reste chez toi si tu as trop mal, ne t'inquiète pas. ».

Oh, ma chérie... rater cette occasion unique ? Jamais ! En plus...

C'est à se demander si Joshua n'a pas cherché à m'éviter, étant comme par hasard en rendez-vous à l'extérieur aujourd'hui bien que ce soit mon premier jour.

Si tu crois pouvoir t'en sortir de cette façon !

Une robe à col roulé en grosse maille grise aussi ample que courte – mi-cuisses, hein, inutile d'imaginer que je montre mes fesses – sur le dos et après avoir enfilé des bas noirs en résille très fine, je m'installe devant ma coiffeuse pour me maquiller. J'applique tour à tour une couche de mascara noir, un blush léger et un rouge à lèvres rosé, puis après m'être jaugée un instant, je remonte distraitement mes cheveux mouillés en un chignon flou dont s'échappent quelques mèches faussement rebelles.

Parfait.

Je saisis ma plaquette de Laroxyl pour en gober un comprimé, descendant les escaliers afin de rejoindre mon réfrigérateur, attrapant ma seringue mensuelle d'Emgality puisque nous sommes le premier vendredi du mois. Poussant un soupir, je réalise mécaniquement l'injection sur le haut de ma jambe.

Je devrais songer à changer de jour...

En dépit du fait que je sois rodée à ces traitements censés réduire ma souffrance, cela ne les rend pas moins pénibles. D'autant que je ne suis guère convaincue par leur efficacité. Preuve en est la migraine m'accablant depuis la fin de l'après-midi. Toutefois, je me demande souvent s'il existe un médicament capable de me débarrasser de mon autre problème...

Es-tu prête, Taylor ? Il est déjà vingt heures trente !

Ouais ouais, c'est bon, j'y vais !

J'enfile la paire de cuissardes noires dont ma meilleure amie est fan, retournant à l'étage faire face à mon reflet, évaluant l'ensemble.

Ça donnera le change !

Vous aurez remarqué que j'ai fait toute ma préparation sans réellement changer de pièce. De mon bain à mon lit jusque dans ma cuisine, oui. Après ma sortie de l'hôpital, j'ai acheté un loft à Tribeca. J'ai eu un véritable coup de cœur pour ces murs en briques rouges ainsi que cet espace que Carly m'a aidé a aménager, mais pas seulement. Avez-vous deviné ? Je vous le donne en mille ! Cet endroit ne possède pas de porte, me permettant de déambuler à ma guise et sans stress. Ou presque. Pour ce dernier détail – en attendant de pouvoir investir dans un penthouse avec portier et ascenseur privatif – j'ai une parade infaillible. Mon casque Marshall ainsi que « Free my mind » de Katie Herzig sur les oreilles en mode feel good malgré tout, j'enfile mon trench-coat noir sans oublier de nouer un foulard fleuri assorti autour de mon cou – cette fois – attrape mon sac à main en ayant pris soin de vérifier que mes gants sont à leur place à la intérieur, claquant la langue deux fois pour débuter mon rituel.

— Wyatt ? appelé-je.

Sa réaction est immédiate donc sorti de nulle part, mon chat angora blanc aux yeux noisettes se précipite dans mes jambes pour un affectueux câlin.

— Je sors, trésor, roucoulé-je à son attention en le prenant dans mes bras.

Son nez humide vient à la rencontre du mien dans un ronronnement qui m'arrache un petit rire ravi. Au bout du compte, c'est en le serrant contre moi que je me dirige vers ma porte d'entrée. Prenant une profonde inspiration, je pose mes doigts sur la poignée dorée, puis appuie pour ouvrir.

C'est parti !

Une fois dans le couloir, je pose un baiser sur la tête du félin avant de le laisse filer dans l'appartement.

— À tout à l'heure mon pote ! lui lancé-je avec conviction.

Je ferme en glissant ma clé dans la serrure dans un souffle satisfait, et rejoins l'ascenseur d'un pas rapide. Habituellement je suis plutôt du genre à prendre les escaliers pour monter ou descendre les cinq étages, mais ma céphalalgie ne m'épargnant guère, je préfère garder mon énergie pour célébrer les fiançailles de mes amis.

C'est un jour de fête, et c'est tout !

Attention à toi quand même, Taylor !

Oui, je sais ! Mais au pire, demain c'est samedi !

Tu as vraiment envie de le passer dans le noir ?

S'il le faut ! On parle d'elle, là ! D'eux !

Certes.

La cabine s'arrête au deuxième étage, et la pimpante madame Winston monte dans un immense sourire surchargé de rouge. Cette quarantenaire fraîchement divorcée sort tous les vendredis avec sa bande d'amies célibataires. J'espérais bien la croiser là, je l'avoue. Elle ou quelqu'un d'autre. Après l'avoir poliment salué, je feins de me plonger dans une passionnante lecture sur mon écran de téléphone afin d'avoir une excuse pour traîner jusqu'à ce qu'elle sorte la première. Elle a donc tôt fait de m'ouvrir le passage vers une liberté sans encombres. Autrement dit vers la rue sans avoir à toucher la moindre poignée.

Merci !

Je récupère mon vélo attaché devant l'immeuble, l'enfourchant avec motivation pour en finir au plus vite avec le trajet de quelques rues me séparant de cette soirée, en passant par les trottoirs. J'ai à peine une demi-heure de retard, ce qui est acceptable finalement. Surtout que je serai en bas de leur domicile dans moins de dix minutes. La douleur qui tambourine dans mon crâne peine à s'atténuer, créant un nœud au creux de mon estomac.

Suis-je capable d'avoir l'emploi de mes rêves avec cette fichue cervelle abîmée ?

Vous le savez, j'aurais dû m'en sortir avec pire que des migraines, puisque les médecins n'avaient pas envisagé que je puisse revenir tout court. Des parties de mon cerveau sont d'ailleurs mortes, suite au choc. Finalement, la magie de la neuroplacticité a inexplicablement fait son œuvre à une vitesse improbable, me rendant toutes mes facultés mentales et physiques. Ok. À quelques détails près. C'est pour cette raison que ma neurologue tenait tant à transmettre mes données médicales à la recherche. Parce que – selon elle – c'est tout bonnement incroyable. Je me demande ce qu'elle dirait si elle apprenait mon secret. Car il y a quelque chose que je cache au monde entier, depuis la première fois où j'ai pu quitter seule mon lit d'hôpital. Ce n'est aucunement le moment le plus glamour de mon existence, mais autant être honnête, puisque vous allez tout connaître de mon histoire. Je voulais aller aux toilettes en ayant – pour la première fois depuis des semaines – un peu d'intimité. En quelque sorte, on peut dire que je me suis retrouvée face à la deuxième porte qui a eu un impact sur ma vie. Celle-ci était blanche aussi — au début j'ai pensé que la couleur comptait, mais hélas, non, cela aurait été trop facile ! — avec une poignée en plastique tout ce qu'il y a de plus banal... Et lorsque je l'ai tiré...

Attention Taylor !

Quoi ?!

Perdue dans mes pensées, je me suis machinalement engagée sur la chaussée pour rejoindre la rue où vivent Carly et Joshua sans être vigilante, et me retrouve brutalement sur la trajectoire d'une voiture roulant un peu trop vite. Alors que je tourne la tête dans sa direction, celle-ci freine bruyamment en dérapant. Éblouie par l'intense lumière des phares qui accentue mes céphalées, je perds l'équilibre puis tombe brutalement sur le bitume, avant de fermer instinctivement les paupières en me repliant sur moi-même, attendant l'impact.

Pas encore !

***

L'autre côté de la porteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant