21 | Profondeurs de l'illusion.

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Il a fallu que j'invente une excuse, vous vous en doutez bien. Que j'improvise un mensonge crédible pour le servir à l'agent fédéral dont je suis lamentablement tombée amoureuse –entre deux cuillerées de gâteau de mariage, la comparaison des polices d'un faire-part, quelques rires ainsi qu'un bouquet de lys blancs. Il devait être autant plausible que moi persuasive. Carly étant embarquée dans l'affaire, j'ai opté pour deux arguments me paraissant aussi réalistes que digne de foi. Pour commencer, Joshua était mon ami – le futur époux de celle que je considère comme une sœur – alors risquer d'abîmer nos liens en ayant une relation avec un membre de la famille de l'architecte était une crainte difficile à surmonter. D'autre part, j'ai prétendu ne pas être totalement remise de ma brutale rupture avec Frédéric, arguant n'être nullement prête à m'engager dans quoi que ce soit de sérieux – c'était vrai, en somme. À faire confiance – surtout à lui, hélas. À lâcher prise – comment le pourrais-je ? J'ai murmuré mon imposture depuis le fond de mon lit que nous avions à nouveau rejoint, entre quelques caresses et un baiser passionné qui eux, étaient bien trop réels. Troublants. Envoûtants. Addictifs. J'ignore si cela a aidé – que je sois nue contre sa peau lors de mon affabulation spécieuse –mais ses lèvres sur les miennes ont chuchoté sa compréhension pendant que mon estomac faisait des nœuds, ma gorge se serrant et mon cœur se rebellant avec véhémence contre une fourberie qu'il ne méritait guère. Cependant j'ai tenu bon, donc les heures ont passé, m'enfonçant dans les sombres profondeurs de l'illusion. Lyly s'est décomposée quand je lui ai annoncé de vive voix que nous allions continuer à nous voir de manière informelle, m'implorant la prudence à défaut de la raison – toujours à Kuala Lumpur – puisqu'elle savait déjà que j'avais plongé trop loin pour songer à remonter. Lorsqu'elle nous a revu ensemble, elle a explicitement menacé Evan, lui crachant avec force qu'il y aurait des conséquences s'il me faisait souffrir. Tandis que de son côté Joshua s'extasiait de cette nouvelle – espérant la concrétisation d'une relation officielle – j'étais là, seule spectatrice à saisir le sous-entendu qu'elle exprimait dans toute sa légitime crainte mal réprimée. Au bout du compte, la douceur des moments partagés est devenue des jours avant d'être transformée en semaines. La piqûre de la culpabilité est intense, pour être honnête – oui, je sais toujours l'être – à mesure que mes sentiments croissent sans que je ne les avoue jamais. À chaque fois que mes doigts le rejoignent dans l'unique but qu'il me serve de point d'ancrage pour ouvrir une porte, gardant mon secret intact.

Excuse-moi...

Ce n'est pas la première fois que je parle d'ancre et de protection, je le sais. Alors peut-être est-il temps de m'expliquer. Vous souvenez-vous de l'arrivée de Carly à l'hôpital juste après ma première expérience ? Cet endroit découvert à la place de la salle de bain médicalisée ? Convaincue que j'avais un problème, que les médecins étaient passés à côté de quelque chose, j'ai murmuré, convaincue, que j'étais folle. Mon amie m'a contemplé avec toute son indulgence, me demandant de m'expliquer. Elle et moi sommes proches depuis si longtemps qu'entre mes larmes recommençant à couler – et parce que, comment le mettre en mots ? – je me suis contentée de retourner me saisir de cette poignée en plastique blanc.

— J'ai vu un jardin, là, Lyly ! Il n'y avait pas de toilettes ! Ça semblait si réel ! ai-je affirmé, accrochant désespérément mes iris aux siens.

Mon cœur s'est brisé lorsque son visage s'est défait, la compréhension s'étant brutalement muée en une stupeur qui m'a achevée. Elle s'est levée à son tour – sans me regarder – s'avançant avec hésitation jusqu'au seuil.

— Je vois un jardin aussi, ma chérie, a-t-elle articulé avec précaution, levant enfin les yeux vers moi.

J'ai sursauté en pivotant la tête, me figeant lorsque la brise a effleuré ma peau. Paniquée, j'ai à nouveau claqué la porte, mes deux paumes se plaquant sur ma bouche pour retenir un sanglot étranglé. Carly s'est empressée de vérifier, mais cette fois il n'y avait plus rien d'autre à voir que la douche. Nos paupières ont cligné à l'unisson, puis nous nous sommes contemplées avec l'incrédulité la plus totale.

— Recommence, a-t-elle soufflé, fidèle à la fonceuse qu'elle est. Nous ne sommes pas devenues folles toutes les deux.

Lorsque j'ai obéi, le ciel étoilé était encore là. Carly s'est alors emballée en s'écriant :

— Putain Taylor ! Tu es un genre de X-men !

Ce que je me suis empressée de réfuter – ne m'appelez pas Diablo, merci. Sa main à présent dans la mienne, je me sentais capable d'affronter n'importe quoi. Il n'y avait aucun gène mutant chez moi, seulement une étrange neuroplacticité, à priori. Oui. De nous deux j'ai toujours été la plus pragmatique. Du moins, jusqu'à ce qu'Evan débarque dans ma vie, en tout cas. Cependant, lui dissimuler la vérité est moins difficile que ça pourrait en avoir l'air, puisqu'avec Lyly nous avons exploré comment réussir à le faire. Après la scène de l'hôpital – et ayant tenté avec celle de l'entrée de ma chambre pour découvrir un chalet à la montagne – ma meilleure amie avait décrété que je ne devais plus toucher de porte tant que j'étais ici, consciente du danger que cet improbable situation représentait. Ce n'est que plus tard – chez elle où je me suis installée après mon autorisation de sortie – que nous avons exploré le champ des possibilités. Entendons-nous bien, par contre. J'ai seulement cherché à réprimer ce « super pouvoir », non à l'exploiter. Je n'ai rien d'une aventurière, pour tout vous dire. Je suis une gosse de riches de l'Upper East Side ayant grandi dans le luxe, au fil de vacances sur la côte d'Azur et autres endroits sublimes du monde. L'idée de sauter par une porte pour m'envoler – J'ai un peu cette sensation lorsque je franchi le seuil. D'être aspirée. — dans un endroit inconnu ? De ne jamais être sûre de ce que je vais trouver de l'autre côté ? D'ainsi être toujours renvoyée au soir de mon accident ? C'est trop difficile pour moi. Pendant un temps, j'ai même littéralement fait des crises de panique à l'idée de m'approcher des portes, donc les stratagèmes découverts avec ma meilleure amie pour me protéger ont pris l'aspect de ruses afin de contourner mon traumatisme. Je parle d'ancrage quand un être vivant me maintient où je me trouve. C'est ainsi que Wyatt – mon chat – est entré dans ma vie. Car si je suis en contact avec quelqu'un au moment de toucher une porte, alors il ne se passe rien. Et j'utilise le terme protection lorsque c'est un objet – j'ai une préférence pour les gants car ils me recouvrent en entier sans faillir – qui isole ma peau de la poignée. L'hiver, c'est simple et je passe totalement inaperçu. Le reste du temps j'ai l'allure d'une toquée ou mysophobe – c'est au choix – mais franchement, c'est moins grave que de dévoiler au monde que je peux parcourir plusieurs milliers de kilomètres en quelques secondes, non ? Aux yeux d'Evan, je pense que j'ai seulement l'air bouleversé – je le suis plus que je veux bien l'avouer – mais avec lui, les choses sont d'autant plus simples qu'il s'empresse de faire disparaître tous les obstacles croisant notre route. Est-il adorable ? Oui. Tout. Le. Temps. Suis-je irrémédiablement folle de lui ? Inutile de répondre, n'est-ce pas ? Néanmoins nous ne sommes aucunement définis en tant que couple, et il n'est point en demande. Il n'exprime rien non plus, mais a souvent cette façon de me regarder qui m'achève, me donnant envie de tout lui avouer. Les mots et les phrases s'empressent alors de se former dans ma gorge comme un flot irrépressible souhaitant s'évader pour faire éclater la vérité. Demander pardon. Comme maintenant, par exemple. Je viens de finir une réunion, et il est assis sur ma chaise de bureau à contempler le contenu d'un des tiroirs qu'il a ouvert. Me voyant arriver, il m'adresse ce sourire – parfait – gonflant mon cœur d'amour tout en l'écrasant d'une impitoyable douleur. Mais ma raison – rentrée de Kuala Lumpur – s'empresse d'aller appuyer mes lèvres contre les siennes, m'empêchant de parler. Donc une fois que je me détache de lui – en dépit du fait que mon pouls soit toujours affolé – j'ai repris le contrôle alors me contente de dire :

— Que me vaut l'honneur de cette visite ?

— Je t'invite au restaurant avant que tu ne t'envoles pour Paris, m'annonce-t-il en soufflant dans mon cou.

Je t'aime.

***

L'autre côté de la porteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant