— Alors, au revoir.
Un visage qui se rapproche dangereusement du sien. Deux fronts qui se touchent. Deux souffles qui se mêlent. Si proches, si proches. Les lèvres de la bassiste s'étirent en un petit rictus. En dépit de l'obscurité qui règne, il distingue son piercing scintillant sur sa narine gauche et, dans son regard, une lueur. Elle est belle avec ou sans maquillage, spéciale avec ou sans lui. C'est sûr.
Unique.
— Tu dis ça comme si on allait plus se revoir, Ethan, mais je serai là demain à la répétition et pour les interviews. Et jusqu'à la fin de ma vie aussi.
Une esquisse de sourire.
— Je sais bien.
Elle se détache rapidement de lui en apercevant ses parents et sa petite sœur de six ans venus l'accueillir sur le perron de la porte d'entrée.
— Bonne nuit, Ethan.
— Bonne nuit Vic.Lorsqu'il se retourne, l'émotion est bien là, tangible. Un an qu'il n'a pas fait face à son père, un an qu'il n'a pas fait la lecture à la petite brune qui le regarde avec entrain. Ni serrer sa mère contre lui.
Un an, bordel que c'est long en vrai...
***
Une photographie arrachée à la dérobée. Un objectif de longue portée, histoire de pouvoir lui tirer le portrait à quelques centaines de mètres de là où il se tient. Deux hommes en confrontation silencieuse. Un duel de regards. Noir pour l'un, invisible derrière son appareil pour l'autre. Ce qu'il les déteste, ces types.
Un soupir. Quand il s'imaginait vivre de sa passion enfant, il n'avait pas une seconde envisager ce genre d'hypothèses. Puis, il tourne la tête vers sa fiancée. Celle-ci, une cigarette entre ses lèvres rouges, a les yeux rivés sur son téléphone portable. Sous ses épaisses lunettes de soleil.
- Il me suit partout depuis hier soir celui-la... dit-elle, sans lever la tête. Chiant mais pas méchant.
Les mots mettent un certain temps à arriver à ses oreilles. Il n'a pas une seconde pour répondre quoi que ce soit qu'elle a zieuté dans la direction du chanteur. Leurs regards se rencontrent. Encore une nouvelle confrontation...
Mauvaise humeur.
— En tous cas, c'est sympa de voir que je compte un peu dans ta vie trépidante de rockstar, Damiano.
Elle expire la fumée de sa cigarette à l'opposé de son visage, recoiffe ses cheveux impeccablement lisses.
— Giorgia... souffle-t-il après une gorgée de soda avalée directement depuis la bouteille
— Oh mais ne dis rien, fais moi passer pour la méchante. Après tout, c'est moi qui embrasse à tout va. Je couche même avec mes collègues, tu le savais pas?Il lève les yeux au ciel. Un silence pesant.
— Je crois qu'il vaut mieux en rester là. dit la jeune femme de vingt-six ans
***
Des coups contre la porte de la salle de bains.
— Thomas?
Une main qui tremble en dessinant une ligne de poudre blanche sur le lavabo avec un morceau de carton plié en quatre. Une main qui s'arrête lorsque les coups retentissent à nouveau. Il se décide finalement à répondre.
— Ouais?
— Dépêche toi, fils. Tout le monde t'attend.
— Hm,hm.L'homme s'éloigne. Thomas pousse un soupir de soulagement, inhale ce qui se trouve sous son nez. Il s'arrête une fraction de seconde sur le reflet que lui renvoie le miroir. Des yeux d'ordinaire verts, rougis et cernés; un visage fin mais creusé par la fatigue et le manque d'appétit de ces derniers jours. Devenu un peu bancal.
Il se laisse tomber, dos contre le mur, histoire de donner le temps à son corps de faire face à la réaction qu'il vient de provoquer. Prise de conscience. Il quitte la salle de bains quelques secondes plus tard. Faire semblant d'aller bien quand, sans son groupe, il se sent réduit à néant. Inutile.
Cela fait cinq mois qu'il se drogue. Au départ à une soirée où il a joué avec ses amis d'enfance, avec eux même. Ils ont tous cessé juste après, lui non.
Machine infernale lancée à pleine vitesse.
Son téléphone portable vibre dans la poche de son jean.
« Bonne nuit, Tom. On se voit demain. Sois en forme. Je t'aime. »
Une petite note de Victoria. Il éclate en sanglots.
Putain ce qu'il l'aime cette fille. Il donnerait corps et âme pour elle. Il sait qu'Ethan l'adore encore plus depuis des années sans franchir le pas. Alors il respectera ça, gardera tout pour lui tout le temps qu'il faudra. Jusqu'à ce qu'il meurt. S'il y arrive. Elle compte pour lui comme aucune fille n'a jamais compté. Il l'aime d'un amour presque fusionnel, très certainement inconditionnel. Surtout après ce qu'ils ont vécu, rien que tous les deux. Si elle sourit, alors il sourira pour lui faire plaisir. Ils composent ensemble les riffs des chansons du groupe, passent la plupart de leur temps libre ensemble aussi. Comme amis, comme amants si elle n'est pas dans une relation et si elle le souhaite uniquement.
Mais Thomas a deviné les sentiments du batteur ; à cette façon qu'il a de la protéger même quand elle a tort, à ce sourire un peu stupide qu'il affiche en sa présence - tous ces compliments à son sujet lors des interviews et de la promo de leur album - et le fait qu'elle est la seule personne qu'il autorise à toucher ses cheveux longs. Preuves d'amour subtiles.
Pourtant, la bassiste et le guitariste se sont promis la lune lorsqu'ils n'étaient qu'au collège; puis juré fidélité peu de temps avant d'entrer au lycée. Ce ne sont pas des paroles en l'air et pourtant il sait pertinemment que leur relation demeurera platonique dans le futur. Même si son ego en prend un coup, il l'accepte.
Alors il répond à sa façon, par un cœur envoyé sans même regarder son écran, histoire de masquer son état de santé. Et essuie ses larmes juste avant de rejoindre les invités.
Le rictus se dessinant sur ses traits est terrifiant.
Douce manipulation de l'esprit.