Des risques à n'en plus finir

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Inquiet ou pas, je ne peux pas faire outre. Je suis censé obéir aux ordres de mes patrons. Les deux jumelles, des patronnes inférieures, ont déjà eu ce qu'elles souhaitaient. Je peux m'attendre à tout venant de la patronne supérieure. Les liens du sang sont signifiants. Ils expliquent tout et ne laissent aucun compartiment. Ils ne proposent aucun principe dérogatoire. Il y a forcément des choses que seuls ces dits liens sanguins peuvent expliquer. La résultante de certaines actions dans une famille est tributaire des actes déjà posés et à poser par les liens du sang. Je n'ai rien à craindre. Il n'y a que nous deux dans cette maison. Et si les choses doivent dégénérer pour prendre des dimensions inestimables, mieux vaut que j'en profite pour en finir avec cette odieuse âme qui sommeille en Tata Chimène. J'avance tout en prenant mon temps. J'avance tout en méprenant ce qui m'attend. Je suis vêtu d'un costume africain. Cette coupe de vêtement me va bien car elle me pousse à croire en moi. Ce sont des tailleurs africains qui ont cru en eux qui en sont les auteurs. La couture africaine ne peut se développer que si nous autres africains sont prêts à accompagner nos vaillants couturiers. Il en est de même pour tous les autres secteurs d'activités surtout ceux de l'informel car le « consommé local » ne doit pas seulement être une expression explicitement ou implicitement prononcée mais c'est une formule qui doit être un sacerdoce pour chaque Africain. Manger africain, boire africain, s'habiller africain, vivre africain. Le Chinois préfère acheter le sac de riz de son pays, aussi cher qu'il soit, plutôt que d'acheter celui d'un autre pays. On ne développe pas, on se développe. Je suis un déréglé mental. C'est moi qui parle d'africainité ? Est-ce que c'est moi Mama Goumbale qui parle en toute sérénité ? Eh, j'ai oublié que je m'appelle Boulaye Sène.
- Boulaye, qu'est-ce que tu fais ? Je t'attends depuis quinze minutes. Tata Chimène renchérit.
Elle a raison, j'ai oublié que je suis en train de marcher en direction de sa chambre. Ce n'est pas de ma faute si je suis devenu pensif. Les choses viennent et repartent avec aisance dans ma tête. Cette fois, les ennemis ne tapent pas à ma porte. Cette fois, c'est l'ennemi qui arbore le manteau de l'ami qui frappe à la porte. J'y vais avec politesse. Je suis très poli.
- Tu peux entrer Boulaye, martèle Tata Chimène. Je prends deux à cinq minutes pour ouvrir ma porte mais elle y procède avec perspicacité. Elle n'a pas goût à la légèreté. Tant pis pour moi, tant mieux pour elle.
Je ne peux pas manquer de vous portraiturer cette chambre. Je ne sais pas comment sont celles des présidents et des rois mais une chose est sûre, c'est que celle de Tata Chimène et de Tonton Birima est resplendissante. Quand on y entre, on a la subite impression d'être dans un palais, là-bas, dans le bassin dubaïote. Les meubles qui emperlent la pièce doivent être onéreuses. J'en suis sûr. Les ornements de la chambre à travers des décors subliminaux laissent oisif tout visiteur. Tout le monde rêve de vivre dans une chambre pareille mais il faut faire parfois des choses nullement catholiques pour que le rêve devienne réalité. Je pose mon séant, si vous voulez bien mes fesses, sur le fauteuil le plus proche du lit. Tata Chimène hocquesonne, elle me fait de la tête un signe de désaccord. Elle veut que je prenne position dans son lit. D'un geste automatique, je fais ce qu'elle veut. Je suis resté à côté de Tata Chimène pendant trente minutes. On a parlé de pas mal de choses. Elle veut savoir mes projets futurs. J'en crée facilement. J'atteste que je n'ai qu'un seul projet, rendre à César ce qui lui appartient, remettre chaque pièce du puzzle de ma vie à sa place, faire endurer à Tata Chimène et à sa famille le triple de ce qu'a enduré mon innocente maman, bref je veux rendre justice. À part ce projet, je ne veux rien d'autre. Tata Chimène, la plus futée des dissimulatrices de vérité, a des comptes à me rendre.
- Approche-toi Boulaye ! Tu peux mettre ta tête sur mes cuisses. Vas-y allonge-toi ! L'esclave que je suis, suit sans piper mot, sa maîtresse. Je m'allonge bien évidemment. Les cuisses de Tata Chimène sont comme celles de ses jumelles. Elles sont très douces. Je ne fais pas de comparaison d'autant plus que comparaison n'est pas raison. Je sais juste que ses cuisses sont molles. Je m'en arrête là. Les caresses vont bon train. À l'aide de ses doigts, Tata Chimène me caresse la tête. J'ai des frissons, c'est beau quand on s'occupe bien de ses cheveux. Je souris, non ce n'est pas un sourire artificieux, c'est un sourire sincère. Elle me donne un de ses nombreux albums-photos pour que je revois les moments particuliers de sa vie et celle de sa famille. Je défile une à une les photos jusqu'à ce que je tombe sur celle d'une belle femme, de la plus belle femme qui ait existé sur terre. Cette femme, c'est ma mère. J'ai encore menti car j'avais dit à l'entame de mon récit que les jumelles de Tata Chimène étaient les plus belles filles du monde. Elles n'arrivent pas à la cheville maman. Je pose cette question à Tata Chimène.
- C'est qui elle ? Elle est très belle ? Elle me rappelle beaucoup les Signares, ces métisses qui habitaient à Saint-Louis et à Gorée. Ma mère est une descendante de ces Signares. Je veux juste importuner son bourreau.
- Elle s'appelle Diamila. Elle est une ancienne servante dans cette maison. Elle est une personne très bien éduquée. Elle a fait beaucoup de bonnes choses pour ma famille. Je regrette qu'elle soit partie.
- Elle est partie si ce n'est pas trop indiscret de ma part ?
- C'est une longue histoire. En tout cas, je regrette beaucoup son départ de cette maison.
Menteuse ! Hypocrite ! Créatrice de tartufferies ! Je prends mon doigt que je mette dans ma bouche. Je contemple le plafond de la chambre. En ce moment, n'eût été cette voix interne qui me demande d'attendre et d'être patient, je suis certain que je ferai l'irréparable. Comment cette femme peut parler de ma mère avec tant de bienséance et de bienveillance ? Comment peut-elle dégager cette courtoisie sans avoir l'esprit timoré d'être à côté du fils de cette femme ? Elle louvoie des mots charnels pour enchanter ma mère après qu'elle ait été une bête affamée en face d'une proie sans défense. Ma colère a atteint son paroxysme. Je rumine intérieurement une colère abrupte et abjecte. Le récit tronqué de cette histoire de ma mère coupe mes glandes lacrymales. Je pleure sans qu'aucune de mes chaudes larmes ne sorte. Les machinations de Tata Chimène constituent un cocktail explosif intermittent pour moi. Je réponds à sa question.
- Je te trouve pâle là Boulaye, tu as quoi ?
Mieux vaut que je ne te dise pas ce que j'ai.
- Ça va bien. C'est juste que tu as parlé de cette femme avec tant de philanthropie et d'altruisme que j'en ai à ravir.
- C'est juste ça ? assène-t-elle de plus belle.
- Oui Tata Chimène !

Je prends congé d'elle car plus les minutes passent plus mon envie dévorante de la tuer s'amplifie. Le surlendemain, à l'heure du crépuscule, j'accompagne les autres membres de la famille dans la prière. À la fin, j'écoute avec les autres le sermon de Tonton Birima, notre imam à nous. Sacré imam ! Il nous invite à croire en Dieu. Il nous parle de l'importance du pardon et des bienfaits qu'il regorge. Son discours me semble long et dénudé d'intérêt. Il n'ose pas vraiment me parler de pardon. Aurait-il oublié ce qu'il a lui aussi fait à ma mère ? Même Dieu qu'il convoque ne me fait absolument rien. Je ne crois plus en Dieu depuis longtemps. Car il n'a pas été là pour moi. Il a été témoin de ce que ces pourritures ont fait à ma maman. Il a préféré apposé son mutisme au lieu de l'aider. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais accepter sa puissance. Dieu n'est pas là pour tout le monde. Il est là pour une poignée de gens. Qu'ils soient ingrats, méchants, manipulateurs, Dieu ne les corrige pas. Vous me dites sûrement qu'il y a le jour du jugement dernier. Pourquoi attendre un jugement qui peut être fait dans cet ici-bas ? Je ne crois en aucun au-delà futur. Je suis comme Nietzsche qui s'offusque de croire à la dualité cartésienne du monde. Je vis dans un monde disparate, un monde manichéen. Le manichéisme est une doctrine religieuse conçue par Mani, fondée sur la coexistence et l'antagonisme de deux principes cosmiques égaux et éternels : le bien et le mal ; conception qui admet le dualisme antagoniste d'un principe du bien et d'un principe du mal. Dans mon monde, il y a le bien et mal. Le bien élaboré par une tripotée de personnes. Le mal qui embrume le cœur des gens et qui dicte ses lois. La famille de Tata Chimène a su de l'existence de Dieu et elle a préféré convoquer Dieu au stade. Par contre moi, je vais mettre Dieu dans les vestiaires du stade. Je ne veux pas pardonner ; pardonner à cette famille est pour moi la plus grande signification de la trahison à l'endroit de ma mère. Je suis friand au mal. On m'a éduqué dans la stricte vengeance. Je m'en bâts les couilles. Je m'en moque d'une quelconque profanation de propos blasphématoires. Je sais pourquoi je suis comme ça ; donc que personne ne me JUGE.

Ce dimanche, je suis allé rendre visite à ma mère. On se voit en cachette dans un appartement se trouvant non loin du centre-ville. Ma maman m'aime plus que tout. Elle a abandonné et fait beaucoup de choses pour moi. C'est pourquoi, je dois veiller sur elle. Elle me redonne confiance. Elle m'injecte de nouvelles forces et me demande de continuer à tout faire pour laver l'affront subi et prendre ma revanche. Je n'ai trouvé personne à la maison à mon retour. Tata Chimène m'informe que les autres sont répartis à Saly. Lundi c'est férié donc c'est la raison pour laquelle ils sont peut-être partis. Tata Chimène me reconvoque dans sa chambre. C'est une habituelle discussion qui professe sa foi. Elle me fait savoir des choses que seules les personnes mariées connaissent. J'en tire de nouvelles connaissances. C'est toujours bon de se cultiver. La culture générale est tout ce qui reste quand on a tout perdu. Ces mots en substance du Maréchal Ferdinand Foch ont encore aujourd'hui leur pesant d'or. Tata Chimène me demande d'enlever mon jean prétextant qu'il fait chaud. Il n'y a que dans cette maison où on voit un homme récupérer ses bottes dans le couloir alors qu'il sort dans la chambre d'une servante. Il n'y a que dans cette maison où on voit une maman attester qu'il fait chaud dans la chambre au moment où le climatiseur est en train de faire son travail. J'enlève mon jean et m'allonge une nouvelle fois le long du lit. Je trouve cette discussion insipide. J'encaisse ses mots suspects qui forment un précipice et un torrent de provocations. Je suis dans une maison hantée par le péché. Tata Chimène essaie de m'embrasser. J'esquive sa tentative. Au moment de répéter, on entend la voix de Tonton Birima. Un malheur ne venant jamais seul, il tape à la porte de la chambre de Tata Chimène. Je saute du lit et mes jambes deviennent engourdies. J'enfile mon jean. Je m'achemine vers la porte. Tonton Birima est arrivé. Je suis dans un tohu-bohu de pensées. Je ne sais pas quoi faire pour sortir de ce labyrinthe. Et ce n'est pas Tata Chimène très tétanisée apparemment par la situation qui va m'aider. La vengance vaut-elle tous ces risques ? Dois-je arrêter pour de bon ? Mais avant comment vais-je faire pour sortir de cette chambre ? C'est le moment ou jamais de tuer Tata Chimène car mieux vaut aller en prison pour un crime que j'ai fait plutôt que d'y être condamné pour un désir de vengance non réussi et inachevé. Je me tourne et m'avance vers Tata Chimène. Son heure est arrivée.

À suivre...

REVANCHEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant