Épilogue

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MAIA

Chère Rose,

Ça me fait drôle, de t'écrire. De te parler tout court, en fait. J'ai dû mal à croire que c'est réel.

Je ne sais pas trop quel âge tu as – ni si tu vas lire cette lettre un jour, d'ailleurs. Tout ce que je peux te dire c'est que moi, j'ai actuellement vingt-et-un ans et que je suis ta mère biologique.

Ouais, je sais, ça doit te faire un choc. Je sais que tu n'as pas manqué d'amour, que tu as été bien élevée et choyée comme il le fallait mais peut-être que savoir que tu ne viens pas de ce foyer t'a retournée un petit peu. Ce serait normal.

Tes parents t'ont peut-être déjà expliqué pourquoi est-ce qu'ils ont pu t'élever, mais je souhaite t'expliquer ma version au cas où ce ne serait pas le cas.

Quand tu es née, j'avais seize ans. À seize ans, on ne sait rien de la vie. On connaît à peine l'amour, la joie, la peine, le travail. On ne discerne pas forcément le bien du mal, ni l'important du futile. Le truc, c'est que ces choses-là sont essentielles pour qu'un enfant se construise bien. Un parent est censé apprendre ces choses-là à son enfant ; mais comment faire quand il ne les connaît pas lui-même ?

Enfin voilà... J'avais seize ans, j'étais naïve et surtout, je me détestais. Je haïssais la personne que j'étais, mon corps, mes valeurs, mon comportement. Je n'ai jamais réussi à expliquer d'où vient cette haine, mais elle était là. Elle a toujours existé en moi, et te l'imposer aurait été cruel. Ce n'est pas digne d'un bon parent.

Sache que ton père, Sam, n'a été au courant de ton existence que cinq ans après ta naissance. À l'heure où je t'écris, il ne le sait même pas encore. Je compte le lui dire tout à l'heure, avant de partir au Canada, là où je fais mes études. J'appréhende sa réaction mais je sais que peu importe le temps que ça lui prendra, il finira par comprendre pourquoi je l'ai prise.

Sam a toujours été brillant, et il l'est toujours. Il est humble, drôle, droit et honnête. C'est l'archétype du garçon gentil, celui qui salue tout le monde dans la rue, fait sa part du boulot en temps et en heure quand tu travailles avec lui en classe et te dit bonjour même quand il te croise au supermarché et que tu ne ressembles absolument à rien (moi, personnellement, je fais toujours semblant de ne pas reconnaître la personne).

C'est peut-être parce qu'il était aussi génial que je n'ai pas voulu lui parler de toi. Je savais qu'il aurait fait un père génial, et je n'avais pas besoin qu'on me le rappelle. L'unique pièce qui ne rentrait pas dans le puzzle, c'était moi. Le truc, c'est que tu méritais un père et une mère, ensemble, amoureux et soudés. Pas un père adolescent à peine stable bien que plein de bonne volonté et une mère brisée, voire pas de mère du tout. Non, sincèrement, je ne pouvais pas me résoudre à t'offrir cette vie.

Je ne sais pas si tu souhaites le savoir, mais je pense que te parler de moi pourrait peut-être te faire plaisir. Peut-être que tu pourrais t'identifier à moi ou, alors, à l'inverse, me détester autant que tu le souhaites.

Le plus objectivement possible, je pense que je suis une personne franche mais réservée, souvent méfiante et pessimiste. Je préfère imaginer le pire pour ne pas être déçue et du coup, quand je laisse quelqu'un entrer dans ma vie, je m'y accroche tellement que je refuse de le laisser repartir. En général, c'est moi qui finit par fuir pour éviter de trop souffrir.

Je suis aussi courageuse, combative et déterminée. Je me bats pour les choses que je veux, je n'abandonne pas facilement. J'essaie d'être indépendante, travailleuse, débrouillarde, comme ma tante. C'était la personne la plus incroyable que j'ai connu. Peut-être qu'un jour, je pourrais te parler un peu plus d'elle de vive voix.

J'aime le chocolat, les séries d'horreur, les plaids et mon copain, Hélios, le type le plus adorable que je connaisse (égalité avec Sam). Je crois que c'est lui qui a débloqué beaucoup de choses en moi. Il me fait rire et quand je suis avec lui, je me sens aimée.

Je déteste les chats (seulement ceux qui me détestent aussi), les boissons trop chaudes qui brûlent la langue quand tu les avales, les draps qui grattent, les vêtements serrés ou trop chics et les profs qui me disaient « parle plus fort, on entend rien » alors que c'était déjà si difficile de m'exprimer à voix haute devant tout le monde.

J'ai souvent peur de ce que le monde me réserve. Je trouve cet endroit flippant et bizarre. Et pour ne rien arranger, les gens qui le peuplent sont souvent méchants, cruels, violents, difficiles à comprendre. J'ai passé énormément de temps à me cacher en espérant que si on ne me voyait pas, tout s'arrangerait. Qu'on m'aimerait aussitôt, je suppose. J'ai eu tort.

Te cacher ne fera pas disparaître ta vraie personnalité. Celle que tu es vraiment restera toujours tapie au fond de toi, que tu le veuilles ou non. Même quand tu croiras qu'elle n'existe plus, que cette fille est morte, écrasée, effacée, elle ressurgira pour te sauver la vie.

Il faut que tu te fasses confiance. Les plus belles choses prennent du temps et les pires semblent durer bien plus longtemps que les meilleures, mais elles finissent toujours par s'effacer au bout d'un moment. Tu es un mélange de moi et de Sam et bien que je ne t'ai pas vue grandir, je sais qu'il y a forcément du bon en toi. Et dans l'éventualité où tu as pris le pire de nous deux, je ne me fais pas de souci ; le pire de Sam correspond au meilleur chez beaucoup de gens. Tu pourras le remercier si tu le croises ; à mon avis, c'est lui qui t'a sauvé la mise :)

Il y a encore des tas de choses que je pourrais te dire, mais je crois que ça ne servirait à rien. Quand on est jeune, on écoute personne en dehors de ceux qu'il faudrait justement ignorer.

N'oublie pas que tes parents sont géniaux. Ils t'ont donné tout ce que j'espérais pour toi et bien plus encore, et ont fait de toi une magnifique petite fille intelligente, éveillée et visiblement très gentille. Essaie de ne pas trop leur mener la vie dure. Ils t'aiment de tout leur cœur, je le sais.

Voilà, je crois que j'ai fait le tour...

Chère Rose, je m'appelle Maia, je suis ta mère biologique et j'ai survécu. Je ne suis plus une grenade, et je t'interdis de croire que tu en es une aussi. Si tu crois que quelque chose en toi déconne, oublie ça tout de suite.

C'est le monde qui déconne. Toi, tu essaies juste de t'en sortir.

Maia.

GRENADEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant