partie 33

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A genoux sur la structure du pont, on met en place une nouvelle latte de bois clair qui claque quand je la lâche en même temps qu'Aaron, après un regard pour se mettre d'accord, puis je frappe le premier clou puisé à ma bouche.

Aaron termine de clouer son côté de la planche et relève les yeux vers moi. J'arrive pas à dire un mot, je sais bien. Faut dire qu'il fait la conversation quasi ininterrompue.

Des pas approchent discrètement dans notre dos. Ca me fait regarder un peu devant, le vide, le reste à faire, avec les remous de la rivière juste dessous. On a dépassé la moitié, j'dirais. On va y arriver. On a trouvé notre rythme avec Aaron, ça fonctionne bien. Si je mets de côté ses pipelettages, évidemment. Mais bon, j'me sens plus obligé de participer. Il reste mon pote. Un des meilleurs, depuis des années maintenant.

"Je suis sûr que tu ferais un bon père, lâche le blond en me regardant fixement de son regard bleu qui rigole.

J'ai les cheveux dans les yeux quand je le dévisage enfin, piqué par son subit sujet. Il me parle souvent de Gracie, bien sûr, j'lui en veux pas. J'devrais aller voir Judith plus souvent aussi, c'est vrai. Je sais qu'il ne veut pas me culpabiliser sur ce sujet. Il a bon fond Aaron, c'est sûr. Mais je commence à être soulé de son côté pipelette...

De petites bouteilles de bière en verre surgissent entre nos deux têtes. Et son sourire s'élargit d'autant.

Il lève le menton vers les mains qui tiennent l'offrande bienvenue, j'avoue. Les pas se sont arrêtés juste à leur hauteur. Les bouteilles de verre sont constellées de gouttes de condensation. J'ai super soif en vrai.

"Merci Emma, dit il doucement, en attrapant lentement sa boisson.

Ma gorge s'assèche sur-le-champ. P'tit con.

La bouteille se retrouve dans ses doigts à lui, les siens les frôlent, petits, fins, rongés... les siens... Elle ne dit rien, même pas un bonjour. Je ne vois que ses doigts d'abord, mais je ressens tellement sa présence, juste là, tournée vers Aaron, silencieuse. Elle a forcément entendu ses derniers mots. Aaron en est évidement totalement conscient. Sale Petit Con.

Le blond porte son regard sur moi alors qu'il lève légèrement un sourcil, un bout de sourire irrésistible au coin des lèvres. Je dois encore faire une gueule qui le fait marrer. Sauf que j'ai pas envie de rire là. J'aime pas les surprises. Même bonnes.

La bouteille reste comme en lévitation entre lui et moi. Je me décide enfin à la prendre, lentement. Je ne touche que la paroi humide, glissante et presque glacée. Ca fait du bien, putain. Ca tape depuis un bon moment, mais je voulais qu'on avance, bien lancés qu'on est. La bouteille est maintenant dans ma main. La sienne s'est éloignée, déjà trop loin. Je suis incapable de réagir, de me redresser, de me mettre debout, de lui dire bonjour. Putain d'crétin incapable de faire les choses normales qu'on demande à n'importe qui.

Sa jupe, la plus effrontée de nous deux vient caresser ma cuisse et s'éloigne pour y revenir plusieurs fois. Mais je reste à genoux, pantois, le coeur cristallisé de la savoir ici.

Dehors.

C'est mort. Ils peuvent tout les deux bien se brosser, s'il espèrent que j'ouvrirai ma putain d'gueule. Aaron l'a fait exprès. Il a entendu Emma approcher, il l'a vue, l'a identifiée, j'sais pas trop comment, j'ai pas fait gaffe. Mais il a su qu'elle venait à nous et il a fait exprès d'évoquer cette foutue idée de paternité ; pour Judith surtout, pour Grace aussi, évidemment... mais là, c'était surtout pour Em'.

Mon meilleur pote est une vraie mère maquerelle, c'est pas possible ! Il veut maquer tout le monde autour de lui ! Ca le fait triper, c'est sa passion, depuis des mois !

Sauf que pote ou pas pote, il s'agit d'Emma. Alors c'est mort. De ma bouche, il saura que dalle. Foi de Dixon.

Qu'est ce qu'elle fait là d'ailleurs ?! Le voile de sa jupe vient toucher ma cuisse, son parfum, non, son odeur, tombe sur moi par vagues, comme la jupe qui approche et qui s'éloigne. A moins que ce ne soit le tissu qui m'apporte sa senteur, sa présence, un peu d'elle...

C'est con, mais j'ose de moins en moins lever les yeux vers elle. Y a toujours cette colère, cette rage qui me serre la gorge quand je la vois alors que ce n'est pas prévu... Comme si elle était ma créature, comme si elle devait m'obéir au doigt et à l'oeil, comme si je devais la trouver toujours là où moi j'ai prévu. C'est quoi mon problème putain ? Pourquoi je stresse autant pour elle, à tous les coups ? Pourquoi ça se manifeste par cette colère, cette envie de la rentrer, la mettre à l'abri, dans une boîte ?

Comment, pourquoi, comment ?! Est ce qu'elle va bien, n'est elle va venue ici portée par une urgence absolue, luttant contre tous ses démons, sa terreur du dehors, de l'inconnu, de ce lieu qu'elle n'a jamais vu, où elle n'est jamais venue ? Que fait elle ici bordel de merde ?! Ouvre ta putain d'gueule, Dixon !

Si je cède à mon impulsion, personne ne va comprendre ; elle, ne va pas comprendre, et je vais encore lui faire du mal. Elle doit déjà être dans le mal, à se tenir si vaillamment ici, parmi tous ces hommes, inconnus, pire, sauveurs, séquestrateurs, geôliers, agresseurs... putains d'malades...

Aaron se redresse en se dandinant sur ses jambes engourdies. Il l'enlace, l'engloutit de toute sa hauteur.

"C'est cool que tu sois là... dit il à voix basse.

Il est calme et sincèrement heureux. Il parvient à dire, à montrer qu'il est content de la voir, lui, au moins. Il est normal, un gars normal et bienveillant avec tout le monde. Pas comme le sauvage que je suis.

J'arrive à me redresser, sous le prétexte de boire mon coup sans doute. Je les regarde et ça me détend un peu. Il s'écarte et adresse un clin d'œil à Emma qui se laisse faire sans un mot. J'ai l'impression qu'elle sourit un peu, blottie dans ses bras. Elle aussi, elle est contente de le voir. Il lève encore le goulot pour en boire encore une gorgée et regarde la bouteille recyclée, faisant mine de lire l'étiquette déchiquetée et illisible, avant de s'écrier de nouveau un peu trop fort et très joyeusement :

"C'est même pas saveur Lemon ?! "

Je me raidis illico alors qu'au contraire, elle baisse la tête pour cacher son rire cette fois. Elle a capté sa plaisanterie directement ciblée sur moi. Sale. Petit. Con !

"A plus tard...

Son filet de voix perce l'air de la fin de matinée qui prend en température, une goutte de sueur me chatouille désagréablement alors qu'elle se décide à dévaler ma tempe. Je l'essuie d'un geste agacé. Je ne sais pas pourquoi, ma main attrape le marteau et frappe la planche, inutilement. Les planches sous mes genoux vibrent de la violence de ma frustration. Je regarde le marteau et la marque que sa tête a faite sur le bois tendre. Je pose lentement la bouteille. Il m'en reste encore un peu. Faut que je finisse pour mériter de la boire. Ses pas s'éloignent, mon temps est révolu.

*13.11.21*
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Solitudes de fleurs - TWD [TOME 9]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant