Prologue ~ l'Echiquier

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    Jörn aimait beaucoup la ville de Solis. La capitale de l'Impire était un nœud culturel si important que les différences n'étaient même plus remarquées. Lorsqu'il déambulait dans le marché coloré, il n'attirait pas l'attention des passants. Pourtant, Jörn ne passait pas souvent inaperçu. Après tout, les étrangers étaient plus que rares dans un Impire renfermé sur lui-même. Il fallait croire que ces considérations n'étaient pas de mises pour les Solisiens. Quoique, songea-t-il, les frontières de l'Impire s'étaient avérées plus poreuses que quiconque ne l'aurait pensé.

    Rejetant ses longs cheveux platine en arrière, il hâta le pas. Des avis avaient été placardés sur les murs de la ville pour inviter les habitants à se rassembler afin d'écouter une annonce du héraut de l'Imperator, et Jörn ne voulait manquer cet événement pour rien au monde.

    Il se glissait souplement entre les chariots qui encombraient les rues. La cité insulaire était si grande qu'il avait été permis aux marchands d'entrer avec leurs attelages, sans quoi ils passeraient leurs journées à faire des allers retours pour porter leur marchandise à leur boutique. Sage décision, jugeait Jörn, mais qui n'arrangeait pas les affaires des passants pressés. Il avait entendu parler il y a peu dans l'auberge où il logeait d'un projet de routes suspendues qui éviteraient ces tracas aux nombreux piétons. Son interlocuteur avait paru perplexe, mais la nouvelle avait été plutôt bien accueillie par la population et, au vu de la richesse de l'Imperator, Jörn était certain que ces travaux allaient voir le jour.

    Oh, la vie n'était pas désagréable du tout à Solis. Encore fallait-il passer outre les nuisances sonores et olfactives, l'entassement et la familiarité de tout le voisinage. Jörn avait été surpris par ce mode de vie si différent de ce qu'il avait connu dans son pays natal lors de sa première visite, mais sa profession de colporteur l'obligeait à passer par ce centre névralgique de l'Impire et il avait fini par s'y habituer. Maintenant, il savait répondre aux apostrophes grossières de sa logeuse et de ses congénères.

    Les bâtiments s'effacèrent au profit de belles maisons aux façades ouvragées au fur et à mesure que Jörn s'approchait du centre de Solis. Manquant presque de se faire renverser par un conducteur peu amène auquel il adressa les plus beaux jurons de sa langue maternelle, il finit par déboucher sur la Place Litan.

    Jouant des coudes à travers la foule déjà présente pour laquelle une annonce de l'Imperator était un événement aussi marquant que l'arrivée d'un navire rempli d'alcool, il tenta d'approcher du héraut au moment où celui-ci se racla la gorge. L'homme commença en grande pompe et à renfort de trompettes tonitruantes sa lecture.

    — Au nom de Sa Magnificence l'Imperator Earol Litan, veuillez rester silencieux pour accueillir les mots de notre gouvernant bien-aimé. En ce jour splendide, notre Imperator, ce grand pacificateur, aimerait vous amener à célébrer la prospérité de notre chère Nation et de chacun des six Duchés.

    Soupirant, Jörn se résigna à attendre la fin de ce petit discours de propagande - quoique les différents Duchés soient vraiment en plein essor - pour connaître enfin la grande nouvelle, celle qu'il n'avait pas réussi à deviner malgré ses efforts. Près de lui, un gamin tentait de se dresser sur la pointe des pieds pour apercevoir l'orateur, parvenant de justesse à se hisser au niveau du postérieur de son entourage. Magnanime, Jörn se baissa pour lui permettre de s'accrocher à ses épaules et rentabiliser sa grande taille. Il tentait de retrouver l'équilibre lorsqu'un changement de ton presque imperceptible du héraut lui rappela de se concentrer.

    — L'Impire s'étant développé à l'intérieur de ses frontières et notre Imperator bien-aimé ayant lancé un processus d'amélioration des conditions de vie de tous ses sujets, il est normal de tenter de repousser maintenant les-dites frontières.

    Le volume sonore de la foule assemblée commença à croître de manière assez exceptionnelle. Jörn ne pouvait que comprendre ces réticences. L'Impire de Terranée sortait à peine d'une période de disette exceptionnelle et les Terranéens commençaient tout juste à entrevoir un avenir au-delà des échéances financières et des semaines de labeur. Il était parfaitement juste que la perspective d'une guerre les dérange quelque peu. Mais Jörn n'était pas bête, et il savait qu'Earol Litan non plus - du moins, il l'espérait pour l'Impire. Déclarer un conflit contre une des puissances voisines, tant les Emarats du sud que les clans du nord revenait à se mettre la population à dos, et ce n'était pas exactement ce que recherchait l'Imperator. Il resta alors silencieux, attendant que les gardes arrivent à restaurer un calme relatif.

    — Il existe tant de moyens de s'ouvrir au monde, et tous ne sont pas aussi sanglants que ceux qui ont déchiré notre Impire durant des siècles. Notre sage Imperator le sait, et c'est donc la raison pour laquelle il vous annonce aujourd'hui avec fierté les fiançailles de sa fille, notre Imperatorina adorée, au fils du puissant Emar Fañik. Cette union permettrait de resserrer les liens avec les Emarats des Sables, et d'envisager des aides quant au retour des réfugiés emirouites présents sur le sol terranéen.

    Cette fois-ci, ce furent des acclamations d'approbation qui s'élevèrent de l'assemblée. Les gardes s'abstinrent évidemment de bâillonner ces manifestations de joie, et le héraut attendit avec un sourire aussi doux que compréhensif le retour du calme.

    — Les Ducs sont invités dans une semaine ici à Solis pour un sommet sur les négociations des termes de cette alliance. Longue vie à notre Imperator, et à l'Imperatorina Solana Litan !

    Sur ce, le messager se dépêcha de remonter dans son joli carrosse pour éviter la plèbe qui voulait évidemment lui témoigner son affection. Elle n'eut le droit comme toute réponse qu'à un petit signe de la main à travers les rideaux, ce qui ne doucha en rien son enthousiasme. Les richesses, réelles ou fantasmées, des Emarats faisaient l'objet de rêveries populaires depuis que les Terranéens avaient eu connaissance de ces terres lointaines. Bien que Jörn ne comprenne pas vraiment ce qui pouvait générer un tel mystère autour d'un tas de sable brûlant, il convenait qu'Earol Litan, en perte de popularité, venait de jouer une carte magistrale.

     Carte qui, il s'en doutait bien, ne plairait absolument pas à ses plus proches conseillers, les cinq autres Ducs. Le sommet de la semaine suivante promettait d'être exceptionnel, et le jeu d'alliances plus complexe que jamais. Mais lorsque Jörn reposa son petit compagnon au sol - en manquant de l'oublier sur son dos tellement il ne pesait rien - et se dépêcha de rentrer à son auberge, ce fut pour récupérer ses affaires et régler sa note. Il était temps pour lui de quitter la capitale insulaire et de se rendre dans le Duché de Creüse, dont le dirigeant risquait de très mal prendre la nouvelle - et encore, c'était un euphémisme. Bien sûr, il aurait adoré assister à ces réceptions mortelles dans lesquelles serait débattu l'avenir du royaume au doux son de menaces et de suppliques, mais il n'était qu'un colporteur.

    Un simple colporteur.

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