3.2 ~ Le Fou

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    Aëlle avait failli tomber plusieurs fois déjà sous l'épaisse couche de neige qui tapissait le chemin. Il tentait d'imiter la démarche légère de Jörn, sa façon de caresser le sol du pied afin de ne laisser presque aucune trace, mais la seule chose à laquelle il parvenait était une sorte de sur-place ridicule. Il décida de laisser tomber et repris sa progression de manière certes peu gracieuse, mais néanmoins plus utile, en essayant d'ignorer les moqueries du colporteur.

    La forêt de pins autour de lui bruissait de mille bruits, ressemblant presque à la cacophonie des jours de marché à Agrivia. Les odeurs de résine et de grand froid remplaçaient néanmoins celles des beignets et de la foule assemblée. Aëlle observait avec une curiosité mêlée d'émerveillement les flocons fins fondre contre la peau nue de ses bras. Il ne portait que la toge creüsoise avec laquelle il était parti, mais il n'avait étrangement pas froid. Il se sentait au contraire bien, très bien, pour la première fois de sa vie. Et Jörn ne semblait pas lutter contre le gel non plus.

    Plusieurs jours avaient passé, mais Aëlle ne s'était toujours pas remis de la surprise générée par les révélations de son mentor. Celui-ci avait affirmé être le frère de la mère biologique d'Aëlle, une princesse d'un des clans mystérieux qui vivaient dans la glace au nord de l'Impire. Ce n'était un secret pour personne qu'Aëlle, le second fils de Baldor Agrivides, ne venait pas du ventre de son épouse Louisia. Tout le monde connaissait l'histoire de l'esclave nordique dont se serait entiché le Duc, à tel point qu'il avait reconnu son enfant comme le sien. Aëlle ne savait d'ailleurs pas pourquoi Baldor avait agi ainsi, et pourtant avait toujours marqué un net dégoût à son égard.

    Si la vie de Sjarelle était aussi connue, sa mort l'était encore plus. La nourrice d'Aëlle lui avait raconté comment la Duchesse Louisia s'était énervée à la naissance de celui-ci, puis comment elle s'était débarrassée de celle qui lui avait volé l'affection de son mari, sans une protestation de sa part. Et Balden n'avait de cesse de lui rappeler que cette même Duchesse était morte de chagrin après avoir accouché de Chiara, exténuée par ses tentatives pour faire oublier la princesse à Baldor.

    Cette mère, Aëlle en avait toujours entendu parler à travers les rumeurs et les histoires des autres. Et voilà que celui qui se réclamait son oncle lui proposait de lui faire connaître la seconde moitié de son héritage. La seule véritable partie en vérité, puisque Baldor s'était assuré que jamais le fils qu'il avait reconnu mais pas aimé ne puisse monter sur le trône.

    Il n'avait pas hésité, bien sûr. Il avait attrapé ses sandales et fait signe à Jörn de lui montrer le chemin. S'il avait su à quel point celui-ci serait long, peut-être se serait-il autorisé un petit somme avant le départ. Cela faisait des jours qu'ils marchaient dans la boue, et Aëlle n'avait aucune idée de leur direction. Il connaissait bien les cartes de l'Impire, bien sûr, mais la réalité était si différente qu'il n'avait pas réussi à s'orienter plus de quelques heures.

    Soudain, Jörn lui fit signe de s'arrêter. Il ne paraissait pas alarmé, mais semblait vouloir lui épargner quelque chose. Plus jamais Aëlle n'autoriserait quiconque à l'écarter sous prétexte de le protéger. Sans lui obéir, il poussa une branche couverte de poudreuse et entra dans la clairière à la suite du colporteur.

    Il dut se retenir de vomir. Au milieu des troncs, une biche était allongé tranquillement. Le flanc perforé d'une flèche, la peau autour de la blessure déchirée. Le sang sous elle formait comme un tapis rouge. S'il n'était pas déjà aussi blanc qu'un mort, la peau d'Aëlle aurait pâli à la vue du carnage. Lorsque Jörn s'approcha du cadavre, sa belette Mina enfouit sa tête dans la toge de son maître. Celui-ci s'agenouilla lentement pour fermer les paupières de l'animal.

    — Ces démons ne réalisent pas la souffrance qu'ils répandent.
— Qui a fait ça ? s'enquit Aëlle d'une voix tremblante en s'approchant autant qu'il n'en avait le courage.
— Les hommes de l'Impire, Aëlle, les Ducs et leurs soldats. Ils chassent pour se distraire, distribuent la mort sans raison, parce que personne ne peut les en empêcher. Quel gâchis.

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