Aëlle avait souvent rêvé de la mort de Baldor. Dans chacun de ses songes, elle s'accompagnait d'une musique de triomphe. Le monde cessait de tourner, tous les maux disparaissaient, un bonheur intense envahissait chaque Terranéen. La citadelle d'Agrivia s'écroulait, les mers débordaient, le ciel crachait du feu. Il se sentait soudainement apaisé, à sa place.
Mais rien de tout ça ne se réalisa. Le serviteur vint murmurer la nouvelle au petit déjeuner, et tout garda son cours. Il n'y eût ni musique, ni bonheur soudain, ni cataclysme. Balden s'enferma dans la chambre qui lui avait été attribuée. Chiara accepta l'offre de Wyn de lui faire visiter les jardins de la propriété pour prendre un peu l'air. Et lui, Aëlle, se retrouvait seul, désoeuvré, comme toujours. Toute son existence avait tourné autour de son père. Il vivait par haine, par colère, pour la vengeance. Pour sa mort. Mais il n'avait jamais vu plus loin. Et il réalisait progressivement que le temps, lui, ne s'était pas arrêté avec le coeur de son père.
Aëlle était donc seul dans la grande salle vide, et c'est la raison pour laquelle ce fut lui qui reçut le messager creüsois. Il n'envoya personne chercher ses frères et soeurs dans un premier temps, heureux d'être le premier à recevoir la réaction de Creüse après la mort de son cher, cher, cher Duc. Comme ils avaient dû pleurer, comme ils avaient dû se lamenter. Comme ils devaient regretter leur dirigeant, sans rien savoir de l'homme exécrable qu'il était, aveuglés par une façade de bonnes récoltes et de prospérité économique. Comme ils devaient le vénérer, ignorant les horreurs qu'il avait commises en leur nom. Aëlle se demanda comment Jörn prenait la nouvelle. Le colporteur n'avait jamais caché son hostilité envers le dirigeant du Duché.
Sans surprise, la lettre du conseiller de Baldor contenait des plaintes par milliers et des formulations lourdes par millions. Il requérait la présence de l'héritier pour assurer la passation de pouvoir le plus tôt possible, évitant à Creüse de se retrouver trop longtemps sans gouvernement. Tant qu'il n'était pas marié, Balden remplissait toujours les fonctions de Duc en sa qualité de fils aîné. Il goûterait à la position dont il avait rêvé, avant de se la voir arrachée par les Dove. Ce serait cruel. Aëlle s'en réjouit.
Qui savait ce qu'il adviendrait du trône de Creüse après le mariage ? Aëlle n'osait pas rêver, il savait que Balden brûlerait la citadelle de ses propres mains avant de le voir devenir Duc. Chiara, alors ? Il en doutait fortement. Creüse était un Duché extrêmement misogyne, et aucune femme n'avait jamais régné sur lui. En plus, Chiara était loin d'être prête à exercer le pouvoir. Elle était bien trop jeune et innocente, malléable à souhait pour les opposants aux Agrivides. Balden devait réfléchir en ce moment à sa succession, avant même d'être monté sur le trône. Bien sûr, en tant que Duc de Creüse, il pourrait annuler ses fiançailles. Mais Aëlle le connaissait trop bien. Jamais il n'abrogerait le dernier acte de son père.
Il finit par envoyer quelqu'un prévenir Balden de l'arrivée du message. Celui-ci rejoint la salle de réception en trombe, et arracha la lettre des mains de son frère. Aëlle ignorait ce qu'il espérait y lire. Peut-être un moyen de se sauver de ses entraves, une révélation comme quoi tout ceci n'était qu'une blague de Baldor. Il serait déçu. Aëlle s'en réjouit de nouveau. Et il réalisa que peut-être sa haine de son frère pourrait remplacer celle de son père, et lui donner une nouvelle raison de vivre. Faire tomber les Agrivides, couper toutes les têtes de l'hydre. Que ce serait gratifiant...
Balden grogna. Visiblement, les nouvelles ne lui plaisaient pas. Elles ne le sauvaient en rien du cauchemar dans lequel il était embourbé. Quel bonheur.
— Aëlle, nous rentrons à Creüse.
— Je sais.Comme toujours entre les deux, la tension était vive. Ils donnaient l'impression de se retenir de s'égorger mutuellement.
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Imperator
FantasyUne tour dont la puissance ne voit jamais le jour, Une reine qui préserve son peuple de la peine, Un cavalier par son devoir et son amour tiraillé, Un pion auquel personne ne prête attention, Un roi plus faible que l'on ne le croit, Un fou à la rech...