3.4 ~ Le Pion

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    Les yeux de Chiara étaient irrités et rouges toute la journée. Ils ne supportaient pas le maquillage que lui avait prêté Wyn, mais elle ne pouvait pas se passer des larmes de khôl traditionnelles creüsoises. Comme elle l'avait expliqué à la fiancée de son frère, lors d'un décès dans son Duché, les femmes se peignaient des gouttes argentées sous les yeux pour extérioriser leur chagrin. Chiara trouvait cela assez ridicule, surtout si le maquillage lui donnait des allergies, mais elle n'avait pas le choix. Après tout, elle incarnait les traditions de Creüse.

    Elle mourrait littéralement de chaud. À toute heure de la journée, Chiara était obligée d'essuyer les gouttes de sueur qui dansaient sur sa peau, sans parler du khôl qui coulait ou de ses mèches emmêlées et moites. Ajoutez cela à ses paupières écarlates, et vous comprendrez la raison pour laquelle elle faisait la moue à chaque fois qu'elle rencontrait son portrait dans le miroir. Elle admirait sincèrement Wyn, qui arrivait à rester impeccable malgré les températures bien trop élevées pour être supportables.

    Elle admirait Wyn tout simplement, d'ailleurs. Celle qu'elle avait trouvé si belle s'avérait en plus drôle, charmante et intelligente. Chiara avait rarement eu l'occasion de côtoyer d'autres jeunes filles de son âge, et à vrai dire... elle s'en réjouissait. Si ne serait-ce que la moitié d'entre elles ressemblait à Wyn, elle n'aurait pas donné cher de sa santé mentale.

    Elle se prenait souvent à la chercher des yeux, à se tourner imperceptiblement pour ne jamais la perdre de vue. Attraction aussi étrange que dérangeante. Chiara s'était découvert un don pour la reconnaître du coin de l'oeil, grâce à sa silhouette menue, sa voix rauque, son parfum iodé ou sa démarche assurée. Elle ne pouvait rester bien longtemps éloignée de la femme qu'elle devrait pourtant fuir.

    Chiara avait toujours su qu'elle ne ressemblait pas aux autres nobles creüsoises, chuchotant sur le passage des hommes. Elle n'était pas comme ses aïeules, prêtes à tout quitter pour épouser un inconnu en gardant la tête haute. Non, Chiara était bien plus gênée en présence d'autres jeunes filles qu'elle ne l'aurait dû.

    Elle ne l'avait pas dit à son père, bien sûr. Ni à Balden, à vrai dire. Malgré son bon cœur et l'affection qu'il lui portait, il ne comprendrait pas. Il était trop... trop Creüsois. Aëlle le savait, elle en était persuadée. Il l'avait observée comme personne ne l'avait fait avant lui. Comme si elle était digne d'importance. Comme si elle n'était pas qu'un pion mais une personne, une vraie personne à part entière. Malgré ce qu'il était devenu depuis, Chiara se rappellerait toujours de ce jeune garçon blessé, amer qui avait découvert son secret. Et qui l'avait gardé.

    Chiara avait surpris une discussion entre Wyn et sa mère, à propos de la fuite d'Aëlle. Étrangement, elle était plutôt heureuse. Comme ça, elle savait que son frère, qui était si mal à Creüse, avait une chance de trouver un endroit où il se sentirait mieux. Elle n'était pas surprise par son départ. À vrai dire, cela faisait un moment qu'elle se demandait pourquoi Aëlle restait à la citadelle.

    Elle n'avait jamais rien dit à personne, elle savait à quel point c'était dangereux pour elle, et pourtant Chiara ne pouvait pas s'empêcher d'espérer. Malgré l'horreur qui étreindrait sa famille si elle l'apprenait, malgré les qualités de Wyn qui la rendaient trop bien pour elle... Chiara se disait que peut-être, peut-être, peut-être qu'un jour elle pourrait cesser de se cacher. L'espoir était le meilleur remède contre la folie, après tout.

    Pour l'instant, elle devait se taire, en tout cas. Elle continuait de s'approcher de Wyn en prétendant la fuir, de se laisser ballotter par les vagues en faisant mine de nager. Attirée par une force bien trop puissante. Allongée sur son lit, les membres en étoile sur le satin pour tenter de capter le moindre souffle de vent, Chiara sourit à sa métaphore. Wyn, l'océan qui ne ramènerait pas Chiara à bon port. Peut-être aurait-elle pu devenir poétesse.

ImperatorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant