2.3 ~ Le Pion

92 8 156
                                    

    Chiara ne comprenait pas. Quelques semaines auparavant, sa vie était parfaite. Elle n'avait peut-être pas autant de liberté qu'elle ne l'aurait souhaité, mais elle était entourée de personnes qu'elle aimait. Son père, Balden, même Aëlle. Elle était bien trop petite lorsque sa mère, Louisia Agrivides, avait rendu l'âme. Elle ne se rappelait plus du goût de la mort ou de la valeur de la vie.

    Mais en si peu de temps, tout avait basculé. Le premier allait mourir, le second serait sous peu exilé à l'autre bout de l'Impire et l'âme du dernier noircissait telle une vague que Chiara ne pouvait endiguer. Elle sentait le chemin tout tracé depuis sa naissance s'évaporer sous ses pieds, la laissant sans repères dans une forêt touffue d'imprévus et de catastrophes. Elle avait l'impression de hurler à l'aide, d'implorer, mais personne ne lui prêtait attention. Même Balden était trop occupé à lancer des piques à Aëlle à longueur de journée pour se rendre compte que sa sœur était au bord du gouffre.

    Oui, Chiara se sentait sur le point de sombrer, et alors qu'elle tentait de trouver une position confortable à l'intérieur du carrosse qui transportait les trois enfants de Baldor Agrivides jusqu'au Duché des Caribes, elle se demanda combien de temps elle pourrait tenir en équilibre. Chiara ne s'était jamais considérée comme une personne forte. Elle n'avait jamais eu à se battre pour sa vie, à empêcher son esprit de se briser. Les événements de ces prochaines semaines permettraient bien de se rendre compte d'à quel point elle pourrait sauvegarder sa santé mentale, mais à moins que quelque chose ne change très, très vite, Chiara savait qu'elle ne pourrait pas résister indéfiniment.

    L'arrivée au palais des Dove se passa dans le même état de torpeur que celui dans lequel Chiara était plongée depuis l'annonce de la maladie de Baldor. Celui-ci, trop faible pour soutenir de longs moments de veille, préservait ses forces pour les fiançailles et s'était immédiatement retiré dans une chambre, laissant à ses enfants le soin de saluer leurs hôtes. Ses enfants qui montraient d'ailleurs un beau modèle de cohésion. Balden semblait renfermer le pouvoir d'un orage tout entier dans ses yeux brun foncé. Ses muscles étaient bandés, prêts à se débattre pour s'échapper du cauchemar dans lequel il était plongé. Aëlle, lui, ressemblait à un bout de glaçon en train de fondre au soleil. Et il ne cherchait même pas à masquer la seule envie qu'il avait, celle de fuir de ce palais.

    Entre les deux, Chiara savait qu'elle n'offrait pas non plus un tableau de perfection. La chaleur avait rendu moites ses tresses auburn, et elle n'avait pas réussi à masquer les cernes qui s'étalaient sous ses yeux. Son teint habituellement coloré était d'une pâleur qui avoisinait presque celle de la peau d'Aëlle. Heureusement, songea-t-elle, le sang qui coulait dans ses veines l'empêcherait de s'enlaidir. Elle n'affectionnait pas particulièrement sa beauté surnaturelle, mais elle devait avouer qu'elle s'avérait souvent bien pratique.

    Aëlle guidait la troupe, puisqu'il avait déjà visité le palais des Dove. Chiara sentait cependant qu'il avançait avec réticence, qu'il devait se faire violence pour ne pas sauter dans une charrette et ordonner qu'on le ramène à Creüse. Elle posa une main sur le bras de Baldor à côté d'elle, pour tenter de l'empêcher de trembler. La tragédie qui avait frappé la famille avait quelque peu séparé ceux qui se considéraient maintenant comme des orphelins, mais elle tenait toujours énormément à son frère, et ferait tout ce qu'elle pourrait pour lui ôter une partie du fardeau qui reposait sur ses puissantes épaules. En retour, il la serra contre lui un bref moment, avant d'enfin avancer en présence de la Duchesse Nethe.

    Chiara fut d'abord aveuglée lorsqu'elle entra dans la salle du trône. Désorientée, elle chercha quelques temps la raison d'un tel bouleversement, avant de poser le yeux sur un ange. Car que pouvait être d'autre la magnifique créature qui lui faisait face ? Ce n'était pas une humaine, c'était obligé. Chiara avait grandi dans la plus jolie famille de l'Impire, elle s'y connaissait en beauté, mais elle n'avait jamais vu rien de tel. Une peau aussi dorée qu'un de ces caramels dont Chiara raffolait tant. Deux yeux du même bleu que les vagues visibles à travers les grandes fenêtres. Une chevelure telle le sable brillant au soleil que Chiara avait aperçu à son arrivée aux Caribes. Une silhouette menue mais musclée sanglée dans une combinaison moulante.

ImperatorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant