2.6 ~ La Tour

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    Ce fut la première fois de sa vie que Solana se réjouit de la mort de sa mère. Si Paloma Litan n'avait pas été dans l'incapacité d'élever sa fille, l'Imperator n'aurait pas cherché de nourrice. Solana n'aurait pas été placée sous la garde de l'infirmière du palais, et noué un lien fort avec celle-ci. Elle n'aurait pas pu la solliciter, en panique, traînant un Agape moribond derrière elle. L'infirmière ne l'aurait pas pris en charge immédiatement, stabilisant ses fonctions vitales, évitant de graves séquelles.

    Grâce à son amitié avec celle qui l'avait élevée, Solana pouvait rester des heures au chevet de son garde sans craindre les rumeurs. Elle le veillait depuis plusieurs jours, retrouvant ses vieilles habitudes d'aide-soignante. Elle changeait ses bandages, lavait ses plaies. Passait de longs instants à écarter doucement ses mèches blanches de ses paupières fermées, en frôlant plus que nécessaire la peau froide de son front.

    Elle était en paix, dans l'infirmerie. Elle se sentait utile. Dehors, c'était la folie. Les soldats se déchiraient pour un oui ou pour un non, entre partisans des Litan ou du prince Ai-dan. Celui-ci ne passait pas une journée sans trouver un moyen de tenter de discréditer Solana aux yeux de son père. Et elle ne pouvait strictement rien faire. Rien.

    Elle restait bien avec son père lors des conseils, le secondant, apprenant avant de se retrouver à sa place. Mais toutes ces questions économiques, toute cette gestion à laquelle elle excellait pourtant lui semblait si inutile alors qu'elle sentait bien que l'Impire était sur le point de basculer dans une guerre.

    Et il y avait l'absence d'Agape, aussi. Tout semblait plus dur sans son ombre protectrice au-dessus de l'épaule de Solana. Celui dont elle avait toujours craint une traîtrise semblait pourtant être le seul à garantir sa sécurité, et elle se sentait si vulnérable sans lui. Alors elle tentait de le ramener parmi eux.

    — Solana ? Est-ce que ça va ?

    La voix de l'infirmière la surprit. Elle était visiblement partie dans ses pensées, la main appuyée sur celle de son chevalier. Elle releva la tête.

    — Oui, pourquoi ?

    Le regard bienveillant de sa nourrice l'enveloppa dans un cocon. La femme s'assit sur le second fauteuil de la pièce après l'avoir tiré vers Solana.

    — Fais attention, ma fille. L'amour est la plus dangereuse des lames, surtout pour une Imperatorina.
— Pourquoi dis-tu ça ? murmura Solana.
— Oh, allons. Tu peux te cacher de tous, mais pas de moi. Je te connais mieux que mes propres remèdes, Solana.
— Je n'aime pas Agape ! C'est un soldat, je suis l'héritière de l'Impire et il est juste là pour me protéger.

    Sa déclaration flotta dans le silence qu'elle provoqua. Le coeur de Solana battait à tout rompre.

    — Et même si, je dis bien si, j'étais un peu attirée, c'est Agape ! Les récents événements ont montré qu'il ne me ferait jamais de mal.
— Je ne parle pas de lui, ma fille.

    Intriguée, Solana interrogea sa nourrice du regard. Celle-ci soupira.

    — Les rumeurs sont parfois aussi dévastatrices que les coups d'épées.

    L'Imperatorina secoua la tête, agacée. Elle fit signe à l'infirmière de s'en aller. N'importe quoi. Elle ne tombait pas amoureuse. L'Imperatorina ne tombait pas amoureuse. Elle vivait pour son peuple et n'avait pas de place pour un vulgaire garde dans son coeur.

    Et pourtant, les paroles de sa nourrice tournaient et retournaient dans sa tête. Comme si elle avait loupé quelque chose d'important.

    Les rumeurs sont parfois aussi dévastatrices que les coups d'épées.

ImperatorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant