chapitre 4

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Chapitre 4

Lisa s'éveilla dans le silence. Cette absence de coups de klaxon, de grincement de freins hydrauliques, d'apostrophes et de sifflets que lançaient ouvriers et autres marchands de rue, pourrait-elle s'y habituer un jour ? Mais ce vide était empli de Chants d'oiseaux , de bourdonnements d'insectes et d'une douce brise qui faisait frémir les feuillages et la surface de l'eau . Par la fenêtre à moustiquaire pénétraient des senteurs enivrantes - des parfums de fleurs et d'herbes mêlés à la fraîche odeurs du lac...

Mue par l'attrait irrésistible du dehors, elle alla à la fenêtre de sa petite chambre mansardée et fut submergée par l'envie impérieuse de prendre part à cette nature. C'était du reste l'heure idéale pour un footing de bon matin. Par-dessus un soutien-gorge de sport , elle enfila à la hâte un short en Nylon et un t-shirt , des socquettes cheville, ses chaussures de course préférées, et descendit sur la pointe des pieds . Une fois en bas , elle  pris soin de glisser le récepteur de son moniteur de surveillance dans une de ses poches et but un grand verre d'eau . Puis, elle sortit du cottage et se dirigea vers la piste , optant pour Itinéraire de huit kilomètres signalé comme étant la Boucle du lac.
A New-York, elle aurait allumé son ipod pour couvrir le brouhaha de la vie urbaine, mais ici, dans cet environnement sauvage, elle accueillit avec joie les bruits de la nature et le contact de l'air frais sur sa peau . Un sourire aux lèvres, elle entama son jogging matinal . Évidemment , elle portait à la ceinture son indispensable bombe lacrymogène , mais c'était plus par habitude que par crainte de faire une mauvaise rencontre sur la piste longeant le lac.
La beauté du cadre était presque irréelle , comme si elle avait franchi les portes d'un monde onirique.
Elle tenta de faire le vide dans sa tête.  C'était épuisant de toujours tout prévoir, de planifier la prochaine étape, d'anticiper la catastrophe. Elle chassa la tension qui assiegeait son esprit en permanence, et se laissa aller sans réserve au bonheur de profiter des pistes boisées du camp de vacances. Un couple la dépassa à petite foulées, la saluant de la tête. Seul l'occupant d'un kayak ridait la surface du lac de ses coups de pagaie .
Des oiseaux voletaient dans les arbres et , de temps en temps, elle apercevait une biche ou un lapin. Le soleil faisait miroiter les eaux du lac où les saules du rivage plongeaient gracieusement l'extrémité de leurs branches. Que le monde était beau... Trop beau, songea-t-elle avec un pincement d'envie familier . Si seulement elle avait eu quelqu'un avec qui partager ce moment privilégié... Mais le fait était la : elle n'avait personne dans sa vie . Cette prise de conscience était parfois vertigineuse.
Avec le temps, elle avait appris à supporter la solitude qu'elle s'infligeait. D'ailleurs, avait-elle le choix ?
Le rythme de ses pieds sur le revêtement de la piste alternait avec la cadence de sa respiration. Elle tenta de s'imaginer absorbant la beauté de cette journée par tous ses pores , la retenant en elle par un moyen quelconque. Peut-être était-ce la magie de cet endroit ? Même après en être parti, on l'emportait avec soi . Peut-être etait-ce pour ça que Frédéric l'avait gardé à la mémoire pendant un demi-siècle.
Voilà cinquante-cinq ans que nous ne nous sommes pas parlé.
Le temps d'une vie , en somme. Frédéric et son frère avaient laissé filer le temps d'une vie ... La veille au soir , elle lui avait proposé de l'appeler- Claude Seidel figurait en toutes lettres dans l'annuaire du coin . Mais Frédéric avait regimbé.
- Quand David sera là, avait-il répondu d'un air fatigué. David. Son petit-fils préféré. Bon sang, pourvu que ce type soit déjà en route ! Et à ce propos, où était donc le reste de la famille de Frédéric ? A l'en croire , ses fils et belles-filles s'attendaient à le voir rentrer à New-York au bout de quelques jours...
Il n'était pas dans son assiette, ce matin. Il était resté à proximité de la maison et ne s'était pas aventuré plus loin que la véranda et le ponton , afin de profiter des premiers rayons du soleil. Il n'avait pas reparlé d'appeler son frère Claude, et elle s'était bien gardée d'évoquer le sujet . Pour le moment, Frédéric n'était pas assez solide pour affronter le bouleversement psychologique que lui causeraient des retrouvailles avec ce frère perdu de vue depuis si longtemps.
Aujourd'hui, elle laissererait les heures s'écouler au rythme qui convenait à son patient. Dans la bibliothèque éclectique, elle avait lu tout ce qui se rapportait au Camp kioga en essayant de combler les lacunes par ses propres moyens. Un album-souvenir en plusieurs volumes regroupait des photos d'événements et de gens en lien avec la résidence de vacances. Au départ, ce n'était qu'une vaste parcelle agricole située à l'extrémité nord du lac , et dont la propriété avait été transférée à la famille Gordon en règlement d'une dette . Le camp a proprement parler avait été fondé dans les années 1920 par Angus Gordon. Quant à 《 kioga 》 , il s'agissait , selon ce même Angus Gordon, d'un terme mohawk signifiant 《 tranquillité 》, mais pour autant qu'on sût , c'était une invention de toute pièces.
Le camp de vacances avec ensuite été gérée par le fils d'Angus puis transmis à sa petite fille est au mari de celle-ci Lisa avait eu un choc en lisant le nom des propriétaires actuels Laura et Claude Seidel.
Le Camp Kioga contenait toute une histoire qu'elle ne pouvais qu'imaginer, pensait-elle , rêveuse, en explorant les pistes qui serpentaient à travers le domaine . Connaîtrait-elle un jour le motif de la brouille entre Frédéric et Claude ? Seul un frère possédait l'expérience intime d'une d'enfance et d'un parcours communs. Et pourtant, quelque chose avait créé une faille irrémédiable dans le lien qui unissait les deux frères . Quelque chose qui avait provoqué le départ de Frédéric et l'avait empêché de revenir durant cinquante-cinquante ans.
Absorbée par ses pensées, elle ne remarqua pas que quelqu'un , surgi d'un chemin de traverse , approchait dans son dos. A la dernière seconde, elle repéra une ombre - large carrure masculine, casquette de base-ball, bras tendu- et réagit au quart de tour , avec toute la force et la détermination apprises en cours  d'autodéfense . Elle se retourna dans un mouvement fluide et son pied droit partit dans l'aine de son agresseur tandis que la base de sa paume gauche s'écrasait sous sa mâchoire, comme pour lui décoller la tête . En moins d'une seconde, l'homme  fut à terre , plié en deux de douleur. Lisa prit ses jambes à son cou, galvanisée par l'adrénaline , sa bombe lacrymogène à la main.
En courrent a fond, elle pourrait atteindre en cinq minutes l'endroit où était caché son sac. Quand à Frédéric Seidel, il ne saurait jamais ce qu'elle était devenue. Cette pensée la mIt mal à l'aise . Restait à espérer que le vieil homme retrouverait son frère et que sa famille ne le ramènerait pas de forces à New York pour lui imposer un traitement violent .
Mais cette préoccupation n'était pas de taille à l'arrêter. Le cri de son assaillant en revanche, si.
-Torréto ! appela-t-il, la voix rauque de douleur .
À ce mot - un patronyme rarement prononcé - elle se figea. Ce nom la ramenait brutalement à tout ce qu'elle avait laissé derrière elle, y compris la personne qu'elle avait été avant disparaître.
Elle s'autorisa à jeter un bref regard par-dessus son épaule. Son agresseur , à quatre pattes,s'efforçait péniblement de se relever. Parfait . Dans cette posture, il serait impossible à l'homme de sortir une arme .
La casquette de base-ball avait glissé de son crâne , révélant une tignasse de cheveux poivre et sel .
- Oh , bon sang ! Julien . C'était Julien Deker , la seule personne au monde à connaître son secret.
Aussitôt , elle courut dans sa direction. Arrivée près de lui, elle se laissa tomber à genoux :
- Tu es dingue ou quoi ? Tu n'aurais jamais dû t'approcher dans mon dos, espèce de gros bêta ! J'aurai pu t'amocher définitivement.
A travers ses larmes de douleur, il la fusilla du regard :
- C'est peut-être fait !
Sous l'effet du choc , son teint avait viré au gris.
- Assieds-toi , dit Lisa . Remonte les genoux à 45 degrés et mets la tête entre les jambes .
Il obéit en gémissant.
- Respire par le nez. Et expire par la bouche.
- Je te parie que tu m'as bousillé le pif !
- Tu respires correctement ?
- Un vrai bonheur....
- Alors, Tu n'as sans doute de rien de cassé.
- C'est l'avantage d'être infirmière, je suppose, ironisa-t-il d'une voix étouffée . Tu peux casser la figure un mec et le remettre d'aplomb dans la foulée.
- Je n'ai fait qu'appliquer la formation qu'on m'a donnée. Que tu m'as donnée, soit dit en passant. Cogner, courir, et ensuite poser des questions sans jamais croire les réponses, ce n'est pas ce que tu dis toujours ?
Il acquiesça sans relever la tête.
- Tu as très mal ? La douleur s'estompe ?
- Ça dépend, marmona-t-il. Qu'est-ce qui se passe si je dis non ?
- Il faudra peut-être que tu te fasses examiner.  A l'échographie , on pourra déterminer si tu as une fracture du testicule.
- Une fracture ? Une fracture ?
- Auquel cas , on devra t'opérer . Oh , Julien, je suis désolée, vraiment !
- Si c'est comme ça, je sens que la douleur s'éloigne.
Elle tiqua en observant ses efforts pour retrouver son souffle. Julien était la seule personne capable de faire le rapprochement entre la calme et studieuse Letti Torréto du passé et l'actuelle Lisa Plenske.
Et elle venait de lui décrocher un coup de pied dans les valseuses....
Elle s'excuse encore :
- Pardon ,Julien .
- Je ne veux pas de ta compassion . Si la cible avait été quelqu'un d'autre que moi, j'aurais été fier que tu maîtrises la technique .
Enfin , il leva la tête et elle put examiner son visage : des traits émoussée, de bons yeux , un charme rugueux , vestige sans doute d'une beauté plus affinée dans sa jeunesse.
Le visage d'un homme honnête , et adorable et digne de confiance . La vie de Lisa Plenske telle qu'on la lui avait fabriquée n'avait rien d'enviable , mais Julien deker était sans conteste un don du ciel.
Il se remit debout avec lenteur , clopina jusqu'au bord de l'eau et s'assit par terre.
- Enfin, bref , merci pour ton chaleureux accueil .
- Mais aussi qu'est-ce qui t'a pris ? Répliqua-t-elle agacée. Qu'est-ce que tu faisais ici ? Tout va bien ?
- Laisse-moi souffler une minute .
Il enserra ses genoux ramenés à la poitrine.
Lisa le dévisagea . Dieu merci , il reprenait déjà une couleur et une respiration normales .
Il inspira profondément et se détendit un peu.
-  Je t'ai téléphoné , hier . Pourquoi tu ne m'as pas rappelé ?
- J'étais occupé , Julien. Excuse-moi.
Il fronça les sourcils.
- Ça ne te ressemble pas .
- Pourtant, tu aurais pu t'épargner de traverser tous l'Etat pour me retrouver .
Elle le tenait toujours au courant de ses déplacements . Sinon , il s'inquiétait .
- Bah, j'avais comme qui dirait envie de voir l'endroit. Dis-donc , c'est sacrément beau , par ici ! 
- Quand je me suis réveillée ce matin , je me suis dit que j'avais atterri dans un....
Elle marqua une pause. Julien allait la croire folle si elle mentionnait l'univers enchanté que le camp lui avait évoqué.
-  ..... un lieu hors du commun .
Au loin , très loin, un hydravion amerrissait , rasant la surface du lac comme une libellule .
- Vu d'où je viens , commenta Julien, j'ai tendance à oublier qu'il existe au monde des coins comme celui-ci.
Ancien marshal fédéral au passé mouvementé , il vivait seul à Newark , dans un quartier délabré mais tranquille. Bénéficiaire d'une pension d'invalidité, il consacrait sa vie à veiller sur des gens comme elle - des témoins qui se cachaient ou fuyaient un danger trop grand pour être  affronté seul. Du temps où il était encore en activité , Julien était spécialisé dans l'attribution de nouvelles identités et dans la fabrication de vrais faux papiers. Aussi, quand elle s'était tournée vers lui, en désespoir de cause, il lui avait fourni une couverture complète. Celle-ci comprenait un nouveau nom , emprunté à une personne décédée , une nouvelle histoire et des documents en règle . Car tous ses papiers étaient officiels :acte de naissance , permis de conduire et carte de sécurité sociale . Grâce à Julien , elle avait connu une seconde naissance et bénéficié d'une nouvelle vie.
Elle le connaissait depuis des années, mais sans vraiment le connaître , lui . Julien faisait preuve d'un engagement total vis-à-vis des personnes piégées dans les limbes de l'anonymat forcé. Leur situation devait le révolter. Un jour , elle lui avait demandé pourquoi il prenais la peine d'aider des gens comme elle. Il lui avait répondu qu'il avait été chargé de protéger une famille de témoins et qu'ils avait tous été tués.
Après ça , elle ne lui avait  plus posé de questions .
Elle ne voulait pas en savoir plus . Si elle devenait trop proche de lui , elle l'entraînerait dans le collimateur du monstre qui l'obligeait à se cacher .
- Tu resides au camp ? s'enquit-elle .
- Tu parles ! Tu sais combien ça coûte , une nuit ici ?
Il secoua la tête .
- Non , j'ai pris un pass pour la journée.
- Alors où es-tu descendu ?
- Il y a un terrain de camping pas loins d'ici, un truc qui dépend du ministère pour la protection de la nature . Woodland Valley , ça s'appelle.
Lisa fronça les sourcils.
- Tu campus ?
- Parfaitement je campe.
- Quoi , tu veux dire , sous une tente, dans un sac de couchage ?
- oui, c'est ça .
Elle tâcha de l'imaginer sous une tente, en pleine nature .
- Et , hum... tu t'en sors ?
- Je n'ai pas fait tout ce chemin pour qu'on se fiche de moi , maugréa-t-il .
Lisa perçut une note d'appréhension dans sa voix.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- J'ai une nouvelle à t'annoncer , mais je te préviens, ça ne va pas te plaire .
Elles s'arma de courage .
- Vas-y , dis-moi .
- Les Jordan ont déposé un dossier d'agrément pour recommencer à accueillir des enfants.
En dépit de la chaleur, elle sentit un froid glacial lui couper le souffle. Sa gorge devint sèche et elle dut déglutir plusieurs fois avant de pouvoir parler.
Bon sang ! Deux meurtres et un troisième enfant disparu, le tout alors qu'ils étaient sous leur responsabilité, ça ne suffit pas à plomber leur dossier ? Les services sociaux n'accepteront jamais de les agréer, c'est impossible !
Julien resté silencieux. Trop silencieux, trop longtemps .
- C'est impossible, hein ?
Il fixe l'eau du regard.
- J'ai parlé à cinq ou six personnes des services sociaux.
- Et alors ?
- Apparemment, ils m'ont pris pour un cinglé.
- C'était risqué de à part, Julien, de montrer du doigt Vance Jordan. C'est à moi de le dénoncer, pas à toi .
En prononçant ces mots , Lisa sut que sa décision était prise . Cela faisait longtemps qu'elle envisageait de mettre un terme à l'exil qu'elle s'imposait , et sa venue dans un endroit tel qu'ici n'avait fait qu'affermir sa détermination.
- Il est temps, Julien. Il est grand temps. Je ne peux plus continuer comme ça. J'en ai assez de vivre dans l'attente.
- Lisa .... Letti. Il a bien trop d'amis tout au long de la chaîne de commandement , et ceux qui ne sont pas ses amis ont peur de lui . Tu n'arriveras à rien en t'exposant maintenant .
Évidemment, il y avait de fortes chances pour que Julien ait raison , mais l'idée que Jordan accueille chez lui un autre enfant placé lui soulevait le cœur .
- Je vais trouver une solution , dit-elle. Toute seule .
- Tu veux que je te rappelle quels sont les risques que tu ....
- C'est pour ça que je veux que tu restes en dehors de tout ça . Écoute, Julien,  je le fais pour moi , d'accord ? Je ne peux plus fuir.
A une époque , elle avait accepté cette vie dans l'ombre, mais ce n'était plus possible. Elle n'y arrivait plus, voilà tout . Au lieu d'être plus facile , se cacher devenait au contraire de plus en plus éprouvants. Elle était en train de mourir à petit feu , rongée par le manque et la frustration . Sa mère aussi avait été seule au monde, et cela  expliquait sûrement qu'elle ait vécu de façon si téméraire et qu'elle soit morte si jeune .
Parfois , Lisa apprenait que des témoins protégés s'étaient fait tuer en voulant vivre au grand jour. L'opinion publique les jugeait stupides , mais elle , non . Elle comprenait qu'on ne puisse rester perpétuellement dans l'anonymat.
- Je ne te laisserais pas faire , rétorqua Julien sèchement .Pour l'instant , tu te contentes d'attendre, O.K. ? Moi , je vais réfléchir à l'étape suivante.
Elle feignit d'acquiescer d'un hochement de tête. Puis ils se séparèrent, tel un couple illégitime. C'était ainsi que se déroulait chacune de leurs rencontres . Il valait mieux qu'on ne les voie pas ensemble. Julien était furieux qu'elle ait insisté pour prendre des risques dans l'affaire Jordan , mais il aurait dû savoir qu'elle n'accepterait jamais de rester les bras croisés pendant que Vance Jordan recommencerait à accueillir des enfants chez lui . Une période de quatre-vingt-dix jours précédait l'accord ou le refus d'agrément à une famille pour postulant. Quatre-vingt-dix jours pour trouver un moyen de révéler ce qu'elle savait - et parvenir à ce qu'on la croie.
Cette perspective l'excitait autant qu'elle l'effrayait. Julien lui avait toujours affirmé que ses chances de succès étaient faibles par rapport à l'énorme risque qu'elle prenait en s'exposant . Mais elle ne pouvait s'empêcher de penser au tour que prendrait sa vie si Vance Jordan était arrêté . L'accompagnement des malades en fin de vie lui avait beaucoup appris sur l'importance de la façon dont on passait son temps ici-bas . La fuite en avant , ce n'était pas une vie , juste une manière de tenir au jour le jour.

L'été des secrets Où les histoires vivent. Découvrez maintenant