chapitre 9

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Chapitre 9

Au cœur de la nature sauvage, les enfants établissaient leurs propres règles. Ils jouaient à interpréter des mythes , des légendes , des contes de fées ... tout ce que Frédéric avait griffonné dans son cahier le soir précédent .
Laura, qui était un peu plus âgée que Claude et un peu plus jeune que Frédéric, s'avérerait une recrue de choix pour les deux frères. Elle se proclamait princesse de sang royal et revendiquait la possession de tout ce qui l'entourait . Claude se complaisait dans son habituelle obsession pour Superman. Frédéric leur avait raconté l'histoire des trois mousquetaires - Athos , Portos et Aramis - et la façon dont ils combattaient en trio inséparables, se protégeant mutuellement de tout mal . Il leur avait appris à dire 《 un pour tous et tous pour un 》 en français. Les trois mousquetaires devinrent leur jeu préféré. 
Malgré la désapprobation de leur mère, les trois enfants se lièrent d'amitié. Les Gordon n'approuvaient pas d'avantage ce rapprochement. Eux aussi pensaient qu'hotes et résidents ne devaient pas frayer ensemble , mais Mme Gordon était généralement très occupée par la gestion du camp pour faire appliquer beaucoup de règles. Leur expédition favorite consistait à grimper au sommet de la colline du Guet. De là-haut , on voyait tout le lac des saules, et même la petite ville , sur le rivage opposé, à seize kilomètres. On apercevait la route incurvée enserrant le périmètre de l'immense lac . De ce point de vue, le Camp kioga ressemblait à une maquette de fort miniature datant de l'époque coloniale . L'île aux Epicéas, l'atoll boisé qui trônait au milieu du lac, se dressait comme une île enchantée d'un verre mystique. Depuis quelques semaines, Frédéric souffrait de maux de tête , mais il n'en avait pas parlé à sa mère , de crainte d'être confiné au chalet. Ce jour-là , la douleur lui vrillait le cerveau comme la pointe d'un couteau. Passant outre , il grimpa sur un affleurements rocheux et s'assit, les genoux ramenés à la poitrine ,observant au loin la progression sur la route d'une voiture à la carrosserie de noir brillant. Depuis les mesures de rationnement d'essence , on ne voyait plus guère de voitures dans la région, à peine un engin agricole ou un bus ,à l'occasion, et le plus souvent , un cheval attelé à un boghei.
Même les gens riches laissaient leur voiture au garage en signe de patriotisme. - Qu'est-ce que tu regardes ? demanda  Laura en s'asseyant à côté de lui.
Il pointa l'index dans la direction de la route .
- Cette voiture , là .
Le véhicule continuait d'approcher , tous luisants de son importance . Il était aussi noir qu'un corbillard et laissait une traînée de poussière sur son passage.
Ils le suivirent des yeux quelques minutes. Le soleil commençait à incliner ses rayons et la chaleur était si intense qu'elle semblait vibrer d'une pulsation propre. Les criquets chantaient dans l'herbe haute et la brise transportait l'odeur de verdure de l'été . Des abeilles butinaient les fleurs sauvages qui tapissent la colline.
Près de lui , Laura était aussi immobile qu'une statue. Elle aussi avait une odeur - celle du savon parfumé au pin fait maison par sa mère. L'espace de quelques secondes, il se fit un silence si parfait que Frédéric arrivait à entendre la respiration de Laura. Un rythme lent et régulier .
Puis elle poussa une exclamation étouffée , le faisant sursauter au point qu'il faillit tombé de la l'affleurement rocheux.
- La voiture s'engage sur la route du Camp !
Elle bondit sur ses pieds. Frédéric lanca  un ordre bref à Claude - allons-y - et , pour une fois , son cadet ne discuta pas et  n'exigea pas explication.
Tous les trois dévalèrent la colline à toutes jambes. Frédéric s'interdisait de réfléchir ou de spéculer. Un journaliste ne juge pas et n'avance aucun pronostic avant de connaître les faits. Il refusait d'imaginer ce qu'il ferait si la voiture apportait des nouvelles de son père.
Mais la voiture depassa le camp sans s'arrêter .
C'est alors qu'il comprit. Laura aussi avait compris, il entendait hoqueter de sanglots.
Lorsqu'ils arrivèrent chez les Gordon, le véhicule officiel à la carroserie lustrée était déjà là. Ils étaient trop loin pour saisir ce qu'ils se disaient . Mais, finalement, c'était sans importance, car ils voyaient la scène se dérouler sous leurs yeux : un officier en uniforme d'apparat , la casquette coincée cérémonieusement sous le coude. Raide comme la justice. Son autre bras jaillissant pour un salut mécanique.
La mère de Laura , sortant dans le jardin, le tablier encore autour de la taille.
L'échange fut bref. Madame Gordon s'écroula sur elle même. On aurait dit que ses os s'était subitement liquéfié, que ses forces ne la soutenaient plus. L'officier s'avança gauchement pour l'aider à se relever . Laura se tourna vers Claude et Frédéric, le regard déjà hanté d'une certitude intolérable.
- Je dois y aller.
Elle s'exprimait avec une dignité singulière qui lui donnait l'air plus âgé. Plus sage. Comme si la petite fille qui avait escaladé la colline n'était pas la même que celle qui en était redescendue .
- Je dois y aller , répéta-t-elle . Ma mère a besoin de moi. La nouvelle se répandit lentement dans tout le Camp Kioga. Stuart Gordon était mort . Parti se battre dans le Pacifique, il avait été tué, à l'âge de dix-huit ans , 《 dans l'accomplissement de son devoir au service de sa patrie》, selon le télégramme remis en main propre à ses parents.
Frédéric était obsédé par le souvenir de Stuart faisant tournoyer une Laura hilare en l'appelant son 《 rayon de Soleil 》.
Il imaginait les scénarios similaires qui se déroulaient dans tout le pays . Les familles interrompues au milieu du repas, en pleine nuit , au cœur de leur vie , pour apprendre qu'un être chéri, plein de force et de jeunesse, avait été fauché par la guerre.
Claude se mit à faire des cauchemars . Il se débattait en gémissant sur sa couette et se réveillait en appelant son père .
On disait que Mme Gordon souffrait d'un chagrin inconsolable et qu'elle allait séjourner à New Haven, chez des parents, pour changer de décor. La tragédie d'avoir perdu son fils l'empêchaient d'envisager l'avenir sans lui.
Laura essayé de lui expliquer :
- Tout ici et lui rappelle Stuart. J'ai entendu ma tante Tilly dire que ça provoquait chez elle un désordre nerveux. 
Elle frotta son talon nu sur le sol poussiéreux.
- Ça veut dire 《 dingue 》en langage codé.
Frédéric accordait encore plus d'intérêt aux comptes rendus de la guerre qui paraissait dans la presse . C'est à ce moment-là qu'il prit conscience de sa vocation et du devoir qui lui incombait . Il devait écrire pour les journaux et les magazines, comme M.McClatchy.  Il fallait  que quelqu'un décrive la réalité au monde. Il fallait que quelqu'un raconte le drame humain qui se jouait derrière les chiffres du nombre des victimes. En sensibilisant davantage des gens aux coût réel de la guerre, on trouverait peut-être le moyen d'y mettre un terme.
Laura allait partir avec sa mère. Son père rester pour assurer le bon fonctionnement du Camp kioga , mais Mme Gordon ne supportait plus cet endroit où l'assaillaient constamment les souvenirs de son fils disparu. Laura était venue dire au revoir aux frères Seidel, mais aussi leur signalé qu'ils avaient encore le temps de faire une dernière expédition en forêts, jusqu'à leur lieu de prédilection, tout en haut de la colline du Guet .
Frédéric ne se sentaient pas dans son assiette, il était revêche. Une fois de plus il souffrait de ce fameux mal de tête, celui que rien n'attendait, pas même la poudre contre la migraine que lui administrait sa mère. En même temps, il se sentait tout endormi, mais la journée est trop belle : pas question de rester enfermé.
Il ne savait trop comment se comporter avec Laura. il devinait toutefois qu'il aurait dû la traiter différemment parce qu'elle était différente. Elle paraissait plus sérieuse, un peu plus calme peut-être - un changement notable chez la fillette  d'habitude si volubile est si animée.
La randonnée jusqu'au sommet de la colline du Guet le fatigua tout particulièrement. Il n'avait jamais eu aussi chaud et russelait de transpiration . Campés tous les trois en haut de la colline, ils contemplaient le paysage en contrebas, tels des dieux des mythes et légendes. Quelque chose clochait dans la vue de Frédéric. Le paysage tout entier était flou comme une aquarelle - le lac se fondait dans les bois. Le ciel dans le long ruban de la route . Tout tournait comme sur un manège. Les voix des autres lui parvenaient avec un son creux, comme des échos raisonnant à l'autre bout de tuyau .
- Ma mère ne veut plus s'occupé du camp, disait Laura . Elle a dit à mon père que ça lui faisait trop de peine . Mais papa et moi, on adore le Camp Kioga . Il a été fondé par mon grand-père, et je veux qu'il m'appartienne un jour . Mon but, c'est de tout faire pour qu'il soit à moi .
Elle s'exprimait d'un ton catégorique, comme dans ces mélodrames qu'on jouait le soir , au pavillon principal .
Frédéric sentait qu'il aurait dû louer sa loyauté et la grandeur de son engagement. Mais les mots tourbillonnaient dans sa tête . Il dut émettre un son bizarre, car les deux autres se tournèrent pour le dévisager. Leurs visages se dilataient rétrécissaient comme dans un miroir de fête foraine. Leurs voix aussi étaient drôles, comme le Victrola quand il avait besoin d'un tour de manivelle.
Il voulait féliciter Laura pour sa force et son courage, lui dire qu'il l'admirait , mais autre chose sortit de sa bouche. Il tomba à genoux , pris de vomissements incoercibles.
Il lui restait juste assez de lucidité pour se sentir de humilié.
Il perdit la notion du temps et oublia  l'endroit où il était.
Laura cria quelque chose et Claude dégringola la colline à toute vitesse. Puis Laura s'accroupit près de lui et tenta de le faire boire de l'eau au goulot de sa gourde plate et ronde. Le liquide avait un goût de rouille, il ne pouvait pas avaler . A peine pouvait-il ouvrir la bouche. Il ne voyait que des petits points lumineux. Il sentait l'eau dégouliner de sa bouche , entendait Laura qui pleurait. Il voulait lui dire que ça allait mais ç'aurait été mentir . Il se sentait horriblement mal et avait aussi peur qu'elle.
Il s'écoula une éternité. Toute une vie . Il dormait peut-être. Ou alors il était mort. Non , il dormait parce qu'il eut conscience d'une ombre qui tombait sur Laura , d'une éclipse la plongeant dans l'obscurité, l'avalant tout entière .
Au secours ... Il ne pouvait articuler ces mots , mais il les pensait. Il avait besoin de Superman, pas de Clark Kent. De gigantesque silhouettes d'inconnus l'entourèrent. Quelqu'un le prit dans ses bras. Peut-être Superman, venu l'emmener en lieu sûr .
Mais il n'était pas en sécurité. Les choses se fondaient entre elles , les choses se désagrégeaient . Il n'éprouvait que des sensations floues , il lui était impossible de distinguer le réel de ce qui se passait dans sa tête. Il sentit qu'on écartait Laura brutalement, qu'on l'emmenait au loin , qu'on la tenait à distance, elle devenait de plus en plus petite ... elle disparaissait. Même Claude fut écarté,séparé de lui , et lui aussi disparut . On lui interdisait de s'approcher.
De vagues impressions flottaient dans son esprit, et il s'efforçait de faire le tri entre les images réelles et les visions cauchemardesques. Il lui sembla voir arriver des hommes en tenues vulcanisées. Ils condamnaient tout : la salle à manger, les chalets, les salles de sports, la salle de billard , tout.
Des affiches officielles émanant du ministère de la Santé étaient placardées sur tous les murs : Quarantaine décrétée par le bureau de la santé du comté d'Ulster.
Frédéric était enveloppé dans des couvertures, il y en avait des couches et des couches, bien qu'il eût la tête en feu.
On le plongea dans un tub en zinc rempli d'eau glacée.
Il voyait des lumières blanches. Des ampoules nues le fixaient du plafond comme des yeux d'un monstre. Son corps exsangue et décharné ne lui appartenait plus.
Trop faible pour crier. Mais son âme , elle, appelait à l'aide . Son cœur appelait à l'aide . Personne ne l'entendait. Il y avait des bruits dans sa tête, des sons et des voix . Était-ce pour de vrai ? Était-ce une bande dessinée ?
Tout autour de lui , une lumière blanche. Des draps blancs dans une chambre d'hôpital, des stores blancs à la fenêtre, un long couloir blanc , sans fin.
Son père , sourcils froncés d'inquiétude, le bas du visage caché par un masque chirurgical, la manche nouée sur son épaule droite, là où avant il y avait un bras. Pourquoi ? Pourquoi ? Que faisait père ici ?
Des voix dans le couloir renpli de violents échos. 《 Extrêmement contagieux ... Généralement transmis par le biais d'aliments contaminés ...
Ils parlaient tous ceux comme s'il n'entendait pas . Peut-être attendait-il pas. C'était peut-être seulement la bande dessinée qui défilait dans sa tête. Mais ces voix... Ces voix, il les connaissait. Mère, qui pleurait - de longs sanglots de désespoir. Père, qui toussait. Non, il ne toussait pas. Lui aussi sanglotait . C'était la première fois qu'il entendait son père pleurer.
Et le médecin n'avait pas encore prononcé le mot tant redouté, le diagnostic définitif. C'était comme si père et mère le savaient déjà . Un hurlement jaillit de la gorge de sa mère comme la plainte déchirante d'un animal blessé.
Frédéric ordonna aux cloches qui tintinnabulaient à ses oreilles d'arrêter de faire du bruit pour qu'il puisse entendre. il se concentra de toutes ses forces sur ce que disait le médecin. C'était ce que faisait tout bon journaliste. Il écoutait. Il se concentrait . Rien ne lui échappait .
- Je crains fort que ....
Le médecin- il s'appelait Bancroft - se racla la gorge et reprit :
- Monsieur et Madame Seidel, je suis vraiment désolé . J'ai bien peur de devoir vous annoncer une très mauvaise nouvelle.
Il y eut un silence, empli des sanglots de ses parents qui pleuraient toujours.
- C'est la Polio.

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