chapitre 17

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Chapitre 17
Avalon, comté d'Ulster , État de New-York
Été 1955

Claude et Frédéric se disputaient les clés de voiture. Il leur arrivait souvent de se quereller pour savoir qui conduirait la DeSoto. Même si, en général, Frédéric cédait le premier. Tandis qu'il fixait la toile de la capote après l'avoir repliée, il lança les clés à son frère. Sur le parking du Camp Kioga, l'air été sec et brûlant ; une balade en décapotable serait l'occasion d'une parenthèse de fraîcheur bienvenue.
- Maman veut qu'on ramène une tourte pour le pique-nique, dit Frédéric. Tu n'as qu'à conduire. Moi, je regarderai le paysage.
Deux jeunes filles - queue-de-cheval , jambes nues et tenue blanche - passèrent devant eux d'un pas nonchalant pour se rendre sur les courts de tennis. Frédéric les suivit des yeux.
- J'aime bien admirer les beautés de la nature, de temps en temps...
Claude prit le volant. Un coude appuyé sur le montant de la vitre, il était hilare.
- Vas-y ! Flirte tout ton soûl, lança-t-il avec bonne humeur. Moi, j'attends le grand amour.
- La vie est trop courte pour attendre quoi que ce soit , décréta Frédéric.
Comme c'était bon de sentir la brise sur son visage et l'air chargé des doux parfums de l'été... Herbe fraîchement coupée, fleurs épanouies , odeur sèche des trottoirs brûlants de soleil. Ils franchirent le portail d'entrée. A la radio, Bill Haley et ses Comètes hurlaient 《 Burn that candle 》
- Enfin de retour au Camp Kioga ! S'exclama Claude.
Dix ans que nous n'étions pas venus, je n'arrive pas à y croire !
Le temps avait filé . A la rentrée, Frédéric entamerait sa dernière année à Yale. Leur mère, prise d'un brusque accès de nostalgie, avait souhaité que toute la famille retourne au Camp Kioga. C'étaient peut-être leurs dernières vacances en famille, avait-elle allégé, car , une fois diplômé, Frédéric voterait de ses propres ailes et rien ne serait plus jamais comme avant.
Frédéric n'avait guère opposé de résistance à ce projet . Il songeait souvent aux étés qu'il avait passés ici , dans son enfance. Tant de drame concentré en si peu de temps  - une série de péripéties enfantines brutalement interrompues par une double tragédie : la mort cruelle d'un jeune homme et la polio dont lui-même avait été victime. L'été suivant, il était finalement parvenu à dompter la maladie, à partir du moment où il avait compris qu'il était le seul obstacle à sa guérison. Puisant dans des ressources qu'il ignorait posséder, il s'était extirper se son fauteuil roulant et s'était mis debout, sur ces deux pieds , plus résolu que jamais à se bâtir une vie digne de ce nom .
Dix ans . Et autant d'été dont la polio l'avait privé - lui et toute sa famille , d'ailleurs. Jamais il n'aurait pu imaginer que sa rééducation lui prendrait tant de temps et d'énergie. Quand il avait démontré sa volonté de remarcher, ses parents avaient remué ciel et terre , cherchant pour lui les meilleures cliniques et les meilleurs protocoles de soins. Il avait été admis à Warn Springs , en Géorgie, là même où le grand Franklin Roosevelt avait séjourné. Après la victoire des Alliés , ses parents l'avaient ensuite envoyé en Suisse , au célèbre Institut Fleurier , dans le canton de Neuchâtel.
Il n'avait retrouvé l'usage de ses jambes qu'au prix de pénibles efforts qui le consumaient . Mais , comme disait Franklin Delano Roosevelt , 《 quand on passe deux ans à essayer de remuer un orteil , on apprend à relativiser 》. Frédéric était bien d'accord là-dessus. Il était désormais capable de remarcher, même s'il ne pouvait plus courir , danser ou bondir d'immeuble en immeuble. Il ressemblait à n'importe quel garçon de son âge, tant que son pantalon couvrait l'appareillage orthopédique qui équipait sa jambe droite. Les kinésithérapeutes et les infirmières qui s'occupaient de lui se felicitaient de ce résultat quasiment inespéré.
Les Seidel avaient préféré consacrer leurs étés à sa rééducation plutôt qu'au Camp Kioga. La polio lui avait aussi fait prendre un certain retard dans ses études, et il avait finalement intégré l'université avec à peine un an d'avance sur Claude. Il prétendait ne pas s'en formaliser , mais les gens établissaient des comparaisons entre son frère et lui . Il ne comprenait pas pourquoi. Claude et lui étaient si différents ! Claude était le plus sportif, le plus espiègle, le boute-en-train qui faisait des farces , dansait avec les filles et se donnait en spectacle sans être le moins du monde intimidé .
Frédéric, de son côté, était plus sérieux, plus réfléchi.  Il avait gardé l'habitude de tenir son journal, comme quand il était plus jeune, et se consacrait avec passion à ses cours d'écriture. Grâce à ses nombreux mois passés en Suisse romande , il parlait couramment le français et rêvait de devenir correspondant de presse à l'étranger pour le compte d'un grand journal .
Mais cet été, les quatres membres de la famille Seidel allaient retourner au Camp Kioga, à la recherche de ce qu'ils y avaient laissé ou de ce qu'ils n'avaient jamais connu : l'innocence, l'acceptation, la simplicité. Et de fait , le Camp Kioga leur offrait cette promesse : c'était un lieu où tout semblait facile , dans la lumière dorée du soleil , comme un rêve qu'on garde précieusement au fond de son cœur.
Frédéric s'interrogeait souvent au sujet de Laura Gordon, la fillette à la tignasse frisée et aux genoux écorchés qui transformait chacune de leurs journées en aventure . Il ne l'avait pas encore revue , mais ils n'étaient la que depuis quelques jours . Saurait-il seulement la reconnaître ? Elle devait être majeur , aujourd'hui.
Il regarda ostensiblement l'heure à sa montre, une Breitling offerte par ses grands-parents paternels à l'occasion de son bac. Quand grand-père la lui avait tendue, il l'avait regardé droit dans les yeux en disant : 《 Fais en sorte que ta famille soit fière de toi, fiston. 》
Ce qui, pour un Seidel, revenait à fréquenter une école prestigieuse, évoluer dans des cercles choisis, épouser une jeune fille de bonne famille et habiter un quartier huppé. C'était assez simple comme formule : 《 Fais tout comme il faut, et tu réussiras dans la vie . 》
Et , conformément à la tradition, Frédéric et Claude avaient suivi cette voie. Ils avaient quitté le nid familial pour intégrer le lycée préparatoire d'Andover, prétendant verilement ne pas se languir de la maison dans leur nouvelle vie de pensionnaire. Frédéric, surtout, s'était démarqué en réussissant à jongler entre ses exercices de rééducation et le cursus rigoureux qu'il avait choisi. A présent, les deux frères poursuivaient leurs études à Yale, sur les traces de leur père et de leur grand-père.
Ni l'un ni l'autre n'avait encore rencontré sa future épouse. En son for intérieur, Frédéric trouvait assez ternes les filles qu'il rencontrait aux soirées de la fac. Leur personnalité sans relief et leur maniérisme étudié le laissaient de marbre. Lors des dîners organisés au pavillon du Camp Kioga,  sa mère le gourmandait toujours : 《 Vraiment, Frédéric , je souhaiterais que tu te joingnes aux autres. Je vois là cinq ou six jeunes filles qui ne demandent qu'à danser avec toi. 》 Il gardait toujours une réponse diplomatique en réserve. 《 Mère, n'ayant aucun don pour la danse, je préfère laisser Claude faire honneur à cet art.》
En réalité, Frédéric n'avait jamais appris à danser. La dernière fois qu'il s'était aventuré sur une piste, c'était ici, au Camp Kioga. Il avait tenu Laura Gordon sur ses genoux tandis que Claude les faisait tournoyer en fauteuil sur une chanson de Guy  Lombardo. Laura et Claude en regardaient-ils un souvenir aussi vif ?
Quand il avait pu remarcher, il n'avait pas eu envie d'apprendre à danser, même si, pour un gentleman, c'était un élément essentiel du savoir-vivre en société. Sans doute aurait-il pu se débrouiller le temps d'un ou deux airs, mais il préférait s'abstenir. Car par-dessus tout, Frédéric tenait aux apparences. Il aimait mieux ne pas danser que de risquer de ternir son image en public.
Sa mère n'insistait guère. La maladie de son fils lui avait causé la peur de sa vie et , trop reconnaissante de le voir rétabli, elle n'osait exiger autre chose de lui .
De toute façon, Claude dansait pour deux, et avec succès.
Le jitterbug, le Lindy hop, toutes ces danses amusantes et rapides convenaient à merveille à son naturel extraverti.
Millicent et Béatrice Darrow, deux sœurs originaires de Boston, séjournaient dans le cottage voisin du leur ; aussi s'attendait-on que Claude et Frédéric les escotent tout l'été. Deux filles tout à fait chic ,selon les critères de Frédéric - étudiantes à Vassar, l'équivalent de Yale au féminin. Les deux jeunes filles arboraient la beauté agréable et vaguement chevaline que l'on associe souvent à la bonne société de la Nouvelle-Angleterre, et elles parlaient plusieurs langues avec un accent uniforme et prononcé. Du point de vue des Seidel, ces filles représentaient l'alliance idéale pour leurs fils. Frédéric n'en était pas aussi convaincu, mais il avait quand même promis de leur ramener une toute aux cerises de la boulangerie Sky River.
- Sapristi, Frédéric, vise un peu ça !
Claude faillit tomber à genoux devant la vitrine regorgeant de beignets, de tartelettes aux fruits rouges, de tourtes, de gâteaux et de biscuits divers.
La boulangerie était bondée de clients venus faire leurs achats en prévision des fêtes et pique-niques du week-end. Récemment fondé par les Majesky, un couple d'immigrants, l'établissement s'était déjà taillé une belle réputation dans la région, grâce à la variété et à la qualité des produits qu'on y vendait .
- Je n'arrive pas à savoir quel parfum je préfère ! S'exclama quelqu'un dans la boulangerie, d'un ton qui tranchait sur les autres.
Quelque chose dans cette voix - son timbre ou son intonation - le bouleversa au plus profond de lui-même. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Balayant la foule du regard, il aperçut une fille en short et en t-shirt, entourée d'un groupe d'enfants. Elle portait l'uniforme d'animatrice du Camp Kioga, jusqu'au bandana emblématique noué autour du cou. Les enfants, eux, étaient tous en uniforme de colonie de vacances et se pressaient autour d'elle en réclamant des gâteaux à cor et à cri. Quelque chose dans son rire, une note ou un son bien particulier, résonna en lui comme la corde pincée d'un instrument. Il sentit ce son le parcourir et c'était une sensation folle, car, de l'endroit où il était, il ne pouvait pas vraiment voir son visage. Elle se tenait dans un rayon de lumière qui frappait la devanture du magasin, comme si le soleil lui-même l'avait isolée dans la foule. Pourtant, elle n'avait rien de bien extraordinaire. De taille et de corpulence moyennes, elle était peut-être un peu plus voluptueuse que la normale, et ses frisettes roux foncé étaient rassemblées en queue-de-cheval bien haute. Son short laissait admirer une jolie paire de jambes.
Il devait l'avoir dévisagée avec insistance, car elle perçut son regard curieux posé sur elle. Interrompant ce qu'elle était en train de faire, elle se redressa et se tourna vers lui.
Le cœur de Frédéric s'arrêta de battre. Ils se reconnurent tous les deux au même instant. Laura Gordon.
Elle avait changé de mille façons, mais ce dont il se souvenait le mieux chez elle n'avait pas bougé : ses grands yeux noisette, sa traînée de tâches de rousseur sur les joues et sur le nez, et sa large bouche expressive, toujours prête à sourire. Tout en elle respirait l'exubérance, comme à l'époque où ils étaient enfants.
En quelques secondes, il comprit ce qui manquait aux soeurs Darrow et aux filles que ses parents considéraient comme de bons partis pour lui. Il leur manquait ce dont Laura débordait ; une espèce de vitalité irrépressible qui lui sauta immédiatement aux yeux.
Laura et lui avait beau être aujourd'hui des étrangers l'un pour l'autre, ils partageaient ce moment empreint de souvenirs. Frédéric voyait dans son regard qu'elle l'avait reconnu.
Il ressentait également une étincelle inédite, quelque chose qui n'existait pas du temps où ils étaient plus jeunes. Ni l'un ni l'autre n'avaient échangé un mot par-dessus le vacarme du magasin bondé, et pourtant, il aurait juré qu'autour d'eux l'air crépitait d'électricité. Tous ses sens le pressaient d'agir. Un geste simple, direct. Il devait aller vers Laura, renouer avec elle... et l'inviter à sortir.
Elle n'attendait que ça, c'était évident. En dépit de cette longue séparation, il voyait une invite au fond de son regard et dans la chaleur de son sourire.
Sauf que le moment était mal choisi. Visiblement, elle était fort occupée par les enfants dont elle avait la charge. Quant à lui, il était passé faire une course et la boulangerie était pleine de monde.
La vie n'offre pas souvent de moments tels que celui-là - des moments où une seule parole, un simple geste sont susceptibles de tout changer. Laisser filer cette occasion revenait à accepter que quelque chose d'unique lui glisse entre les doigts.
Timidement, il esquissa un pas vers elle.  Une charnière de son appareillage orthopédique émit un grincement infirme,et mis un grincement infime, imperceptible pour tous à par lui. Mais cela suffit à semer le doute dans son esprit. Que diable allait-il lui dire ? 《 Bonjour, quels sont tes projets pour le reste de ta vie ? 》《 Excuse-moi, mais je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi 》?  Assurément, tout ce qu'il pourrait dire semblait ridicule. En outre, quelle fille aussi vivante voudrait d'un canard boîteux comme lui ?
- Sapristiiiii ! s'exclama une voix derrière lui. Garde-moi une place dans la file. Je dois aller parler à quelqu'un.
Très sûr de lui, Claude fendit la foule en trois enjambées et s'arrêta à hauteur de Laura. L'espace d'une seconde, elle parut déroutée. Et peut-être, oui , peut-être lance-t-elle à Frédéric une supplique muette, comme si elle avait voulu que ce soit lui qui l'aborde en premier, et pas Claude. Mais, bien sûr, c'était peut-être un effet de son imagination.
A vrai dire, il ne saurait jamais ce que Laura avait pensé à cet instant. Il n'était certain que d'une chose, debout dans cette boulangerie bondée : leur vie à tous les trois ne serait plus jamais la même.

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