chapitre 16

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Chapitre 16

David appela le SAMU .
Il se fichait pas mal des protestations de Lisa et de cette foutaise de DNR. Son grand-père avait besoin d'aide. Et quand bien même un papier stipulait qu'on ne devait pas le réanimer , cela ne signifiait pas pour autant une interdiction de soin.
Par précaution, grand-père avait été sanglé sur une planche dorsale, et un collier cervical lui enserrait le cou afin qu'il ne bouge pas pendant le transport. Il reprit connaissance et murmura quelque chose, mais sa voix était étouffée par le masque a oxygène.  En sa qualité d'infirmière, Lisa l'accompagnait dans l'ambulance. David les suivait en voiture.
À son arrivée aux Benedictine Hospital, grand-père fut immédiatement conduit aux urgences . Le temps que David gare la voiture et fonce jusqu'au service, Lisa était déjà en plein conciliabule avec un médecin et deux infirmières. Grand-père, étendu sur un lit, était entouré de machines, de tables roulantes et de tuyaux. Plusieurs internes et infirmières s'activaient autour de lui.
- Je vous présente David Seidel, dit Lisa , le petit-fils de monsieur Seidel .
- Et mon grand-père n'a pas signé de DNR, affirma-t-il , refusant de croiser le regard de Lisa. Il doit être maintenu en vie à tout prix , c'est ainsi que vous devez le soigner. Alors , faites votre boulot !
Le Dr Randolph s'avança vers lui. C'était un jeune interne à la barbe de trois jours et au chevet ébouriffant. Il tenait la chemise en papier kraft que lui avait confiée Lisa , et qui contenait tout le dossier médical de grand-père.
- Pour votre information, monsieur, cela signifie que toutes les mesures de réanimation et de maintien en vie seront mises en œuvre. Il peut se produire une obstruction ou un collapsus des voix aériennes . Cela impliquera sans doute une intubation et le placement de votre grand-père sous respirateur. D' autre mesures pourront encore être prises : pose d'une sonde, défibrillation, transfusions, alimentation artificielle ....
La liste d'horreurs était interminable . David se rappelait ces mesures de maintien en vie. Il les avait vues pratiquées en Afghanistan. Des procédures toujours brutales, mais au moins , le patient restait en vie.
Ses réflexions furent interrompues par un grand fracas. Tout le monde tourna la tête vers Frédéric. Il avait réussi à libérer sa main de la sangle en Velcro et avait renversé un plateau chargé d'instruments. Lisa se précipita à son chevet et écarta l'infirmier qui installait la valve de la poche .
-  Sa respiration semble s'être un peu améliorée constata le Dr Randolph.
Grand-père toussa est agita faiblement la main.
- Pour l'amour du ciel , David , qu'est-ce que tu ne comprends pas dans l'expression 《 ordre de ne pas réanimer 》?
Malgré le reçu de grand-père de rester à l'hôpital, on le garda quelques heures en observation. Le service des urgences était illuminé de lumières crues. Il y régnait une activité et un vacarme incessants, entre les pleurs d'enfants, les soliloques d'ivrognes, les gémissements des malades et des blessés , les allées et venues des soignants qui lançaient des ordres à tout bout de champs. Les dents serrées, David repoussait les sinistres souvenirs qui le  ramenaient à la guerre afin de pouvoir se concentrer sur son grand-père. Un rideau bleu qui arrivait à cinquante centimètres  du sol offrait un semblant d'intimiter.
-  Vois-tu , David , quand tu étais au front, je livrais ma propre bataille, à la clinique Mayo. Tu crois peut-être que je ne voulais pas me battre contre cette maladie ? Tu crois que je ne voulais pas en venir à bout ? J'ai donné tout ce que j'avais , David. On m'a anesthésié la tête , on ma vissé un cadre en métal dans le crâne et on m'a bombardé de rayons gamma. On m'a injecté des produits de chimio...
- Tu ne me l'avais pas dit, grand-père .
- Et toi, tu ne m'a pas dit non plus ce que tu avais vu , dans tes propres combats. David, la tumeur ne cesse de récidiver. Le processus ne s'arrêtera jamais et je refuse de revivre ça, tu comprends ? C'est hors de question. Même pour toi.
Frédéric sombra doucement dans le sommeil . David sortit précipitament de la zone séparée par le rideau, rattrapé par ses émotions.
Son chagrin se réactiva comme une source qui se dégèle après l'hiver. Il avait passé ces deux dernières années dans une espèce d'engourdissement, coupé du monde dans une bulle qui le séparait de tout. A présent, la bulle avait éclaté. Les sentiments qu'il n'avait pas éprouvés depuis des années affluraient vers son cœur : tristesse et désespoirs devant la maladie de son grand-père, impression de futilité totale.
Grand père.... Une vague de souvenirs le s'immergea, le noya sous un raz-de-marée d'émotions. Il n'émit pas un son, mais Lisa devait avoir senti son abattement. Elle le suivit dans un endroit tranquille, près de la fontaine d'eau . Il pleurait . Bon sang, depuis quand pleurait-il ?
- Je pensais que je serais prêt, le moment venu, articula-t-il d'une voix rauque et mal assurée. J'ai perdu mon père, et pourtant, j'ai tenu le choc.
Il s'essuya le visage à l'aide de sa manche.
- Je tiendrai le choc pour lui aussi.
- Bien sûr que vous y arriverez. C'est la seule façon de faire honneur à votre grand-père.
- Mais je le sais, tout ça ! Sauf que je m'en tire comme un nul !
Il inspira profondément, surpris de se sentir encore en vie. Il avait toujours cru qu'une telle souffrance le tuerait.
- Pas du tout, vous vous en sortez très bien, je vous assure.
- Non, ce n'ai pas vrai ! Maintenant qu'il a revu son frère, je veux le ramener à New-York. Je veux qu'il revoie le médecin qui ...
- Et si vous pensiez un peu à ce qu'il veut , lui ? C'est la seule chose qui compte. Vous avez le droit de craquer, David. Vous avez le droit d'avoir peur, mais vous devez-vous focaliser sur Frédéric.
David savait ce qui l'effrayait : continuer à vivre sans son grand-père. Pourtant, après cette soirée, il avait compris que l'obliger à reprendre un traitement entraînerait pour lui des souffrances inutiles.
- Oui ..., admit-il au bout d'un moment. Je sais. Mais moi, qu'est-ce que je vais faire, bon sang ?
- Penez la situation au jour le jour. Voire peut-être heure par heure. Le meilleur service que vous puissiez rendre à Frédéric, c'est d'être auprès de lui. Passez vos coups de cafard sur moi, je peux les supporter. Mais si votre grand-père vous sent inquiet et stressé, vous lui communiquerez votre stress et votre inquiétude. Quand vous êtes avec lui, lâchez prise.
Lâchez prise . David s'imaginait en train de lâcher prise . Lâcher la main d'un soldat dans une situation d'urgence. Lâcher un poisson pris au bord de l'eau . Lâcher prise, pensait-il. Lâcher prise .
Ces simples mots prononcés par Lisa se drapaient autour de son esprit, venaient à son secours aussi sûrement qu'un hélicoptère d'évacuation sanitaire. Sa douce présence le soulevait de terre, l'emportait au loin. La meilleure façon d'aimer son grand-père, à présent , c'était de le laisser partir.
De l'hôpital, David appela son oncle Trevor et lui apprit les derniers événements. Celui-ci fut catégorique : il fallait ramener Frédéric à New-York sur-le-champ.
- Je pense plutôt que tu ferais mieux de venir ici , répliqua David. D'ailleurs, tout le monde devrait venir, et vite .
Ils argumentèrent un moment, car le reste de la famille s'accrochait toujours à l'espoir que l'état de Frédéric pouvait être amélioré. En définitive, ce fut David qui l'emporta. Trevor accepta de se rendre à Avalon. Ses frères, Gérard et Louis, suivraient peu de temps après.
David et Lisa repassèrent derrière le rideau. Frédéric sommeillait toujours, mais dès son réveil, ils le ramèneraient au Camp Kioga.
- Est-ce qu'il nous entend ? S'enquit David.
- Peut-être.
Elle rajusta un coin de la couverture bleue qui le bordait.
Sur ce lit médicalisé, grand-père semblait parti très loin , comme perdu dans un monde de rêves. David jeta un coup d'œil circulaire à la pièce et rassembla les affaires du vieil homme. Cela tenait en peu de choses : ses pantoufles et sa vieille veste rapetassée aux coudres avec des pièces, le tout laissé en tas comme s'il s'agissait du linge de la veille .
Quand David les ramassa , quelque chose s'envole d'une poche  - une photographie. Un vieux tirage en noir et blanc aux bords dentelés. Il représentait un garçon et une fille en train de faire du surplace dans un lac , riant aux éclats devant l'objectif.
Au dos du cliché, quelqu'un avait écrit :
《 Frédéric Seidel et Laura Gordon,
Camp Kioga 1945 . 》

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