chapitre 13

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Chapitre 13

Laura se vouait corps et âme à la mission qu'elle s'était fixée , et quand il s'agissait d'amadouer Frédéric Seidel, elle ne menageait pas sa peine. L' extirper de sa gangue de rage et de désespoir était devenu sa raison d'être. Bien entendu, il lui fallait aussi accomplir les tâches que lui incombaient au camp , tâches d'autant plus nombreuses qu'elle avait un an de plus et que sa mère n'était plus là. Mais le reste de son temps était consacré à Frédéric .
Habituellement , elle le trouvait sous la véranda du cottage que louaient les Seidel bord du lac . Papa avait installé une rampe d'accès afin qu'on puisse faire entrer et sortir Frédéric en fauteuil roulant. Chaque jour , elle trouvait une bonne raison pour l'amener à mettre le nez dehors.
-J'ai trouvé un nid rempli d'une couvée de rouges-gorges qui vient d'éclore.
C'était la suggestion du jour.
- Non , merci , ça ne m'intéresse pas.
Il persistait dans ses idées noires .
- M.Jacoby m'a dit qu'on pouvait aller voir son élevage de lombrics. Tu as déjà vu un élevage de lombrics ?
- Non , et je n'y tiens pas .
Claude sortie sous la véranda.
- Qu'est-ce qu'il te prend ? Comment peut-on ne pas avoir envie de voir un élevage de lombrics?
Il s'éloigna a pas lourds , écœuré.
Laura se sentait tiraillée entre les deux frères. Elle avait vraiment envie de leur faire voir l'élevage de lombrics du voisin . D'un autre côté, elle voulait rester loyale envers Frédéric. Peut-être pouvait-on faire quelque chose pour l'égayer.
- J'ai une idée ! Et si tu me disais ce qui te ferait plaisir ?
- Je n'ai envie de rien faire.
- Mais même ne rien faire, c'est faire quelque chose. Rester assis sous la véranda , c'est faire quelque chose , sauf que ce n'est pas très intéressant. Tu dois choisir , Frédéric !
- Ah oui ? Qui a dit ça ?
- Moi
Il leva voit le menton d'un air de défi et braqua son regard droit devant lui .
- Et qui es-tu pour me donner des ordres ?
- La fille du propriétaire de ce camp, voilà qui je suis ! Alors, choisis quelque chose, sinon c'est moi qui choisirai pour toi.
Il se tourna vers elle, furieux , et marmonna du bout des lèvres .
- Je suis censé apprendre à manœuvrer cet engin par moi-même .
- Alors pourquoi est-ce que tu ne le fais pas ?
- Parce que c'est impossible .
- Non ,Frédéric , c'est toi qui es impossible. Je pense que ce fauteuil est simplement difficile à déplacer, ce n'est pas la même chose qu'impossible.
- Facile à dire, quand ce n'est pas toi qui le fais !
- Tu ne le fais pas non plus ....
- Parce que je ne peux pas.
-  Parce que tu ne veux pas. Ne pas vouloir, c'est différent de ne pas pouvoir.
- Tu n'es qu'une idiote .
- Et toi , un paresseux . Je te propose un marché. Si tu arrives à aller en fauteuil jusqu'au chemin, je te promets que tu ne seras pas déçu.
- C'est-à-dire ?
- Tu verras quand tu auras descendu cette rampe d'accès . Ça vaut le détour, je t'assure.
- Ouais , ça va être extra ! s'écria Claude qu'il les avait rejoints .
- Qu'est-ce que tu en sais, toi ? Grommela Frédéric .
- Je sais quand quelque chose mérite d'être vu.
Au bout du compte, la curiosité fut la plus fort . Frédéric peina , ahana , devint tout rouge sous l'effort , mais il réussit à descendre la rampe sans dégringoler. Laura s'abstint de toutes félicitations : faire grand cas de ces progrès ne servirait qu'à le faire rentrer dans sa coquille .
- Par ici , indiqua-t-elle. C'est tout près .
Elle les conduisit jusqu'à la grange. Le bâtiment se dressait non loin de chez elle, au-delà d'une frontière signalée par un panneau 《 réservé au personnel du camp 》. De toute évidence, le fait de pénétrer en territoire défendu exerçait un attrait irrésistible sur les deux garçons.
- Très bien , dit Frédéric,  le front ruisselant de sueur. J'y suis . Qu'est-ce que tu voulais me montrer ?
Elle leur fit signe d'entrer dans la grange. A l'intérieur, il faisait chaud et l'air embaumait la nourriture enrobée de mélasse et de foin séché . Elle leur fit 《 chut 》 en posant un doigt sur ses lèvres et se baissa pour écarter un tas de paille au fond d'une vieille mangeoire. Là, dans un rayon de soleil qui filtrait entre les chevrons du toit, il y avait une maman chatte, lovée autour d'une portée de chatons duveteux.
Le visage des deux frères s'éclaira.
- On peut les prendre ? demanda Claude.
- Pas encore. Ils sont trop petits . Mais Salem n'est pas du tout sauvage. Elle vous laissera toucher à ses chatons, le moment venu.
Tous les trois, ils prirent l'habitude d'aller visiter la grange tous les jours . En général, Claude ne tenait pas longtemps en place; il s'amusait à grimper dans le fenil et à jouer sur le tracteur. Avec les chatons, Frédéric faisait preuve d'une patience infinie - il leur parlait et avait sympathisé avec Salem. Au bout de quelques jours, les chatons s'aventurèrent hors de leur nid et se mirent à explorer le vaste monde qui les entourait. Frédéric les mitraillait avec l'appareil Kodak Brownie que lui avait offert ses parents .
- Ils ont déjà chacun leur personnalité, affirmait-il . Celui-ci , le noir , est très timide. Au contraire , celui d'à côté cherche toujours quelque chose pour jouer. Et celui qui ressemble à Salem est curieux de tout. Je l'appelle le 《 Docteur 》. Je lui ai apporté un jouet , aujourd'hui . Il sortit un bouton attacher au bout d'une ficelle et entreprit de l'agiter par terre.
Les petits chats ne tardèrent pas à se prendre d'intérêt pour le gadget . Sous la conduite du chaton roux ,  ils finirent tous  par aller inspecté ce jouet irrésistible. Au début , ils lui donnaient un coup de patte et battaient peureusement en retraite pour voir ce qu'il allait faire. Puis, la confiance venant, ils attrapèrent le bouton et s'en disputèrent la propriété . Frédéric ramenait le bouton de plus en plus près de ses pieds, puis à hauteur de ses jambes , avant de le poser carrément sur ses genoux. Très vite , il put les caresser et les cajoler.
- Tu vois, il faut juste un peu de patience.
Il se mit à rire gentiment, chose qui ne lui arrivait que trop rarement , tandis que les chatons lançaient des coups de patte au bouton .
- Ils sont mignons, tu ne trouves pas ? dit Laura .
Elle adorait les voir lui grimper dessus.
- Attends , je vais vous prendre en photo !
- Non, répliqua Frédéric d'un ton sec, faisant sursauter deux chatons.
- Très bien, comme tu veux .
Elle n'insista pas. Il ne voulait sans doute pas être photographié en chaise roulante.
- Qu'est-ce qu'il va leur arriver , s'enquit-il.
- Mon père nous laissera en garder un. Et je vais lui demander si je peux en apporter un à ma mère , a New Haven.
- Ta mère est à New Haven ?
- Oui , c'est là-bas qu'elle vit , maintenant.
- Pour toujours ?
Laura fit oui de la tête et déglutit péniblement .
- Depuis que mon frère a été tué, elle ne veux plus vivre ici.
Frédéric se tut.
- Il lui manque trop , c'est ça ?
- Il nous manque à tous . Mais être  ici à la ferme et au Camp Kioga, ça la rend triste tout le temps. Elle ne peut plus faire son travail tous les jours comme avant .
Au prix d'un énorme effort elle conclut :
- D'une certaine façon , c'est mieux qu'elle  sois là-bas , chez ma tante. Tu vois, quand elle déprime à propos de Stuart , je... hum ... eh bien, elle me fait un peu peur.
Laura découvrait avec étonnement qu'elle pouvait se confier à Frédéric dans la lumière tamisée de la grange, à l'abri des nombreuses ombres. En un sens , elle se sentait isolée de lui , comme au confessionnal, à l'église. Cette impression de d'intimité lui facilitait la parole.
- Je suis désolé, dit Frédéric.
Cette expression qu'elle avait tant de fois entendue au cours de l'année passée lui donna envie de hurler. Tout le monde était désolé ! Désolé que Stuart se soit trouvé sur un navire bombardé par les Japonais. Désolé qu'il ait rejoint le royaume de l'au-delà. Désolé que ses restes n'aient pas été assez nombreux pour qu'on les leur renvoie dans un carton. Désolé qu'on ne puisse réparer le cœur brisé de sa mère , de même qu'on ne pouvait reconstruire le corps de Stuart .
Tout le monde était désolé , mais ça ne servait à rien.
- Je parie que tu détestes qu'on te dit ça, affirma Frédéric comme s'il lisait dans ses pensées. Je parie que tu déteste que les gens te disent combien ils sont désolés. Laura remua ses pieds nus dans la paille qui recouvrait le sol et opina . Comment le savait-il ?
- Moi aussi , je l'entends souvent , poursuivit-il. Des tas de gens sont désolés que j'ai été malade. Ils sont tellement désolés que moi aussi je me mets à m'apitoyer sur mon sort. C'est pour ça que je t'ai dit que j'étais désolé, parce que je veux que tu saches que je vais cesser de m'apitoyer sur mon sort. A partir de maintenant . A partir de cette minute.
Dans le silence de la grange à peine troublé par les miaulements aigus des chatons, Laura n'osait parler . Avait-elle bien entendu ? Mais oui, ce n'était pas une hallucination auditive . Très lentement, elle releva la tête et s'illumina d'un sourire qui la fit presque décollé de terre.
- Ce sont les chatons qui t'ont fait changer d'avis ?
Frédéric secoua la tête .
- Non . Pas les chatons.
Elle attendait des explications , mais il se tut, l'air quelque peu mystérieux .
Après ce jour, le trio prit l'habitude de faire de longues randonnées sous la conduite de Laura qui, parfois, devait deseller de grosses pierres du chemin ou supprimer des branches genantes à l'aide des cisailles de son père . Au fil des jours, Frédéric gagnait en force dans les bras, ce qui lui permettait de manœuvrer les grandes roues du fauteuil avec une vitesse et une assurance accrues. Dans les montées les plus raides, Claude le poussait sans rechigner, même quand le dénivelé lui faisait les joues cramoisies.
Conséquence de cet exercice quotidien,  Claude développa une belle musculature est prit un teint tout bronzé. Laura, elle, collectionnait les égratignures entre les incursions dans les sous-bois et les piqûres d'insectes qu'elle grattait. Et lentement, Frédéric se transforma, lui aussi. Il quitta peu à peu sa place d'observateur passif pour participer à sa façon à leurs aventures . Ils jouaient toujours aux trois mousquetaires , au roi des pirates et à Superman , mais pas comme avant, quand ils galopaient ,  sautaient et escaladaient tous ensemble. Frédéric ne pouvait plus courir à travers bois comme un Mohawk en chasse, aussi se glissa-t-il dans le rôle du narrateur. Il échafaudait des scénarios riches en péripéties que Laura et Claude suivaient avec passion, captivé par son récit, quand ils n'interprétaient pas à la lettre ses consignes dramatiques . Parfois, les histoires inventées par Frédéric les amenaient à prendre certains risques ou à faire des bêtises, mais cela finissait toujours par des rires.
Au début , madame Seidel se tordait les mains d'inquiétude chaque fois que Laura organisait une nouvelle aventure. Mais M. Seidel leur donnait toujours sa permission, et tous les trois s'enfonçaient dans la forêt. Laura était même autorisée à les emmener au terrain de tir. Là , les deux frères bénéficiaient des leçons d'un des résidents du camp, un ancien tireur d'élite qui avait perdu une jambe à la guerre. Frédéric , visiblement inspiré par cet homme qui maîtrisait un sport malgré son handicap s'entraînait dur à la carabine et devint vite la meilleure gâchette du camp.
Laura se réjouissait de voir Frédéric sortir de sa coquille. Elle était heureuse d'avoir repris sa place parmi les trois mousquetaires . Frédéric leur enseigna à jouer aux échecs et au backgammon. Ensemble, ils faisaient des mots croisés et organisaient des concours d'orthographe avec les autres enfants du camp .
Un soir , Laura proposa une partie de cache-cache. Les participants au jeu avaient tous été découverts quand , affolée, elle s'aperçut que Frédéric manquait à l'appel . Tout le monde s'époumona pour le retrouver . Laura sentait son cœur cogner dans sa poitrine, comme un oiseau paniqué pris au piège. Enfin, la voix de Claude retentit :
- Par ici ! Il nous appelait, mais nos cris couvraient sa voix .
Frédéric était assis par terre , à l'orée du bois, les cheveux et la chemise pleins d'herbes et de bardane, mais il ne semblait pas blessé.
- Il va bien, cria un des enfants. Il ne saigne même pas .
Rassurés, les autres se désintéressèrent de son sort et tous s'égaillèrent.
Les genoux flageolants, Laura se laissa choir à côté de Frédéric, soulagée.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? On était tous très inquiets.
- J'ai fait la culbute , répliqua-t-il en s'assuyant rageusement les joues.
- Je vais chercher ton fauteuil, dit Claude.
Et il se fraya un chemin dans l'obscurité en écartant les branchages .
Laura resta avec Frédéric le temps de recouvrer un rythme cardiaque plus tranquille .
- Tu vas bien , Frédéric ? Tu trembles.
- Je me suis perdu , mon fauteuil s'est renversé et j'ai dû ramper jusqu'à l'orée du bois . Tu sais ce que c'est, de ramper à travers bois dans le noir ?
- Non , je ne sais pas, rétorqu'a-t-elle. Mais ça va peut-être enfin t'inciter à remarcher .
Il ne servait à rien de le dorloter, surtout quand il faisait l'enfant.
- Je ne peux pas, pauvre idiote ! Tu crois que je resterais dans ce fauteuil, si je pouvais marcher ?
- Moi , je pense que tu as peur d'essayer, exactement comme tu avais peur de manœuvrer ton fauteuil, à ton arrivée. Pourtant, maintenant, tu sais te déplacer tout seul. C'est une question d'entraînement , c'est tout .
Frédéric contemplait sa jambe avec un air de concertation extrême.
- Les traceurs , tu sais ce que c'est ? demanda-t-il d'une toute petite voix, presque dans un murmure . Chez les victimes de la polio, je veux dire .
Laura secoua la tête.
- Jamais entendu parler.
- Les traceurs sont de minuscules filaments de tissu musculaire qui subsicitent encore dans la zone endommagée. Si tu as des traceurs, on peut développer ses muscles vivant pour qu'à terme ils remplacent le tissu atrophié. Tu sais ce que ça veut dire , atrophié ?
- Abîmé , je pense ?
Frédéric opina.
- Tout à fait. A l'hôpital, je passais des heures à observer ma jambe, pour voir si j'avais des traceurs.
- Et tu en as trouvé ?
Il haussa les épaules.
- Je n'ai pas l'oeil exercé.
Elle avait envie de le toucher , voire de le serrer dans ses bras ou de caresser ses cheveux comme son propre père le faisait pour lui dire bonne nuit. Au lieu de quoi, elle le mit au défi :
- Tu trouveras peut-être ces muscles en essayant de t'en servir . En essayant de marcher , par exemple.
- Tu ne comprends rien ! répliqua-t-il sèchement. Marcher, c'est différent.
- Pourquoi , parce que c'est dur ? Allez, ne me dis pas que c'est l'effort qui te fait peur ?
- Non, mais si je m'entraîne de toutes mes forces et que ça ne sert à rien ?
Laura réfléchit quelques minutes .
- Qu'est-ce qu'il peut t'arriver de plus terrible ? D'échouer ? Crois moi, il y a pire dans la vie.

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