chapitre 10

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Chapitre 10

David et Lisa attendaient sous la véranda que Frédéric se réveille de sa sieste .
- Votre grand-père a rédigé une liste . Vous étiez au courant ?
Elle venait d'aller chercher le courrier au pavillon principal. Frédéric, avait des amis aux quatre coins du monde , avait déjà reçu deux ou trois lettres et cartes postales. Aujourd'hui, le soleil et la brise clémente incitaient tendrement les lilas à éclore et les fleurs sauvages à déployer leurs pétales. Frédéric avait passé l'essentiel de la journée à dormir, et David, apparemment, avait téléphoné à divers membres de la famille.
Adossée aux coussins de la balancelle, Lisa se laissait bercer par le cliquetis des chaînes. David était assis non loin, dans un fauteuil d'osier . Malgré ce cadre propice à la sérénité, il semblait tendu et agité.
- Quel genre de liste ? Demanda-t-il.
- Une sorte de ...On pourrait appeler ça la liste des choses qu'il aimerait accomplir durant le temps qui lui reste à vivre .
Les épaules de David se raidirent . Son chagrin faisait peine à voir . Il était encore bien loin d'avoir accepté la situation. Si seulement elle avait pu le réconforter d'une carresse ou d'un mot de consolation... mais sans doute ne voudrait-il rien qui vienne d'elle. Pas encore. Peut-être jamais.
- Je vois... Retrouver ce frère perdu de vue , par exemple, dit-il.
- En effet , ça figure sur sa liste.
- Aujourd'hui ?
- Voyons d'abord dans quel état il sera à son réveil.
Quand Frédéric, levant un coin du voile de son passé, avait évoqué avec elle les étés de sa jeunesse, Lisa s'était aussitôt imaginé les deux frères explorant ensemble le Camp Kioga. En ce temps-là, ils étaient loin de se douter qu'un jour, ils seraient ennemis. Elle se représentait Frédéric et Claude, jouant aux trois mousquetaires avec cette petite fille, Laura Gordon, lancés à fond dans leur monde imaginaire.
Il avait fallu qu'elle se retienne pour ne pas traiter Frédéric d'imbécile. Un homme qui ne contacte pas son frère pendant cinquante ans relève de la psychiatrie. Mais non .... Elle ne pouvait pas se permettre de projeter ses propres problèmes sur un patient.
Et donc , elle avait prêté l'oreille aux récits de son enfance. L'écoute représentait une part non négligeable de son travail. Explorer les événements du passé, à procurer aux gens un sentiment de paix. Restait à espérer qu'il en serait de même pour Frédéric.
Comme dans un conte de fées qui tourne mal , les nuages avaient assombri le ciel de cet été doré, entre le deuil cruel qui avait frappé les Gordon et la Polio diagnostiquée chez Frédéric.
Sur la Polio, les connaissances de Lisa se résumaient à des données assez succinctes, le sujet n'ayant été que brièvement abordé en travaux pratiques, lors de sa dernière année d'étude. Jamais elle n'avait été amenée à voir de cas aigu de la maladie, pas plus , d'ailleurs, que les médecins et les infirmières qu'elle côtoyait. La Polio, on le sait, laisse des séquelles, d'où la fatigue articulaire et musculaire de Frédéric -désormais le lien entre les deux lui apparaissait clairement. L'atrophie du muscle à la base de son pouce droit figurait aussi au tableau des symptômes, et pourtant elle n'avait fait le rapprochement qu'après.
- votre grand-père vous a dit qu'il avait survécu à la Polio ?
David tourna la tête. Le soleil barrait son visage.
- Grand-père a eu la Polio ?
- Ah, vous l'ignoriez ....
Lisa se troubla , prise de culpabilité.
- Je vous prie de m'excuser , alors . Je pensais qu'il vous en avait peut-être parlé.
- Bon sang ! La Polio. Eh bien , j'étais loin de me douter d'une chose pareille !
- Je me suis documentée sur le SPP - le syndrome post-polio . Plus tard , cela entraîne des douleurs articulaires et musculaires.
- Il souffre ? A quel point ?
- Je lui pose la question tous les jours . Il me répond que c'est supportable.
- La Polio... répéta David. Il ne me l'a jamais dit.
- Vous devriez lui en parler. Il était déjà porteur du virus à son arrivée ici , en 1944.
C'est un merveilleux conteur , comme vous le savez sans doute , et de nos jours , les récits de survivants de la Polio sont extrêmement rares .
- Mais s'il a vaincu la Polio, pourquoi refuse-t-il aujourd'hui de se battre ? Il y a soixante ans , la médecine l'a bien sauvé...
- C'est un miracle qui l'a sauvé, David, un sacré miracle . A l'époque, il n'y avait aucun remède contre la Polio.  Ça n'a pas changé, d'ailleurs ; de nos jours encore on ne dispose que d'un vaccin.
- Alors , si je comprends bien, on devrait rester là les bras croisés, parmi les arbres et les petits oiseaux, à attendre la venue d'un miracle ? C'est ça ?
- Nous devons nous conformer à la volonté de Frédéric.
David lui faisait de la peine ; ses yeux bleus débordaient de non-dits. Séjourner ici , dans ce lieu manifique , était certes agréable, mais pour Frédéric et David, chaque moment passé ensemble était empreint d'une saveur douce-amère, gâché par le spectre de la maladie.
Le travail de deuil faisait partie intégrante de son métier d'infirmière et , au cours de sa pratique, elle avait été témoin de tout un éventail de réactions - depuis l'hystérie affichée jusqu'à l'acceptation stoïque , en passant par toutes leurs manifestations intermédiaires. Sans oublier les personnes qui tentaient de conjurer la mort . Les proches se tordaient les mains, offraient des prières, se remémoraient leurs souvenirs, confectionnaient des gâteaux, versaient des larmes et se réconfortaient les uns les autres. Ils s'affrontaient, aussi . Là encore, on lui avait donné à voir tous les stades allant de la simple chamaillerie à la fureur noire .
Les plus antipathiques étaient les vautours qui, sous couvert d'affliction, n'attendaient en réalité qu'une chose : réclamer leur part d'héritage.
De toute évidence, David n'avait pas encore digéré le choc brutale de la réalité ; cela se voyait jusque dans sa façon de serrer et desserrer nerveusement les poings.
- Merde ! Lacha-t-il , les yeux fixés sur un colibri qui visitait prestement les calices des fleurs suspendues sous la véranda.
- La reprise du traitement n'est pas sur sa liste .
David perdit son calme :
- Mais bon sang, à quoi ça sert une liste ? C'est une idée à vous ? Qui êtes-vous ? Une espèce de mauvais génie, alimentant les fantasmes d'un vieil homme ?
Lisa réfréna toute velléité de colère. Elle n'avait rien à se reprocher, et la colère de David ne l'a visait pas personnellement.
- Dans la vie , nous avons tous des objectifs, qu'ils soient ou non écrits noir sur blanc. Au fond de nous-mêmes, nous désirons tous laisser une trace de notre passage sur Terre , vous ne croyez pas ?
- Foutaises !
Elle parvenait déjà à décrypter les humeurs de David. Peut-être était-ce une des raisons de son attirance pour lui . Il était - où semblait être - d'une franchise totale et laissait ses sentiments affleurer à la surface. Qu'il se méfie d'elle, elle le comprenait, et avait décidé de ne pas lutter. A quoi bon , puisqu'elle ne pourrait jamais être tout à fait honnête avec lui . Parfois, le besoin de confier son secret enflait douloureusement dans sa poitrine, au point d'en devenir intolérable. Elle aurait donné n'importe quoi pour que quelqu'un connaisse sa véritable personnalité. Pas la fille terrorisée prise en charge par Julien Decker, mais la personne qu'elle était vraiment. Compter aux yeux de quelqu'un, enfin ...
- Donc , vous voulez bien aider votre grand-père à renouer avec son frère ?
- Imaginez que je dise non .
- Dans ce cas , vous ne seriez pas la personne dont il m'a parlé avec tant de fierté. Pourtant, reprit-elle simplement, moi, je crois que vous êtes cet homme là.
Elle lui tendit un bout de papier.
- Tenez , ce sont les coordonnées de Claude Seidel.
David s'empara de la note et la fourra dans sa poche .
- Frédéric vous en sera tellement reconnaissant, David.
Nerveux et indécis, il passait et repassait la main dans ses cheveux ras . Lisa l'observait. Comment serait-il quand ses cheveux auraient repoussé ? Sans doute ne le saurait-elle jamais. Ses amours étaient toujours plus courtes qu'une coupe de cheveux réglementaire. C'était pitoyable, vraiment.
-  Lui et son sarané frangin ! Maugréa David. Alors, ils passent toute une vie sans s'adresser la parole, et maintenant, il faut qu'on leur organise des retrouvailles bidons !
Lisa repensa aux confidences de Frédéric à propos de ce lointain été passé au Camp Kioga.
-  Non , je ne crois pas qu'elles seront bidons .
- Admettons , mais comment se fait-il qu'il n'arrive pas à comprendre ? S'il voulait profiter de son frère, c'était de son vivant qu'il fallait le faire, pas maintenant, au seuil de la mort ! A l'époque où une relation nourrie , intime et fraternelle aurait pu lui apporter du réconfort, au lieu de le déprimer.
- Rien ne permet de penser que Frédéric soit déprimé. Et puis , encore une fois , c'est ce qu'il souhaite. Vous savez, au stade où en est votre grand-père, on cesse de se préoccuper de la raison et des convenances pour privilégier ses envies.
David demeura quelques instants silencieux avant de demander :
- Bon , qu'y à-t-il d'autre sur cette liste ?
- De tout . Cela va des mises au point avec  certains membres de sa famille - et pas seulement avec son frère- aux gestes plus anodins , comme lire tel et tel roman ou faire un parcours de golf. Ah , et il s'est aussi programmé quelques émotions fortes .
Malgré lui , David se fendit d'un petit sourire.
- Quel genre d'émotions fortes ?
- en fait, grâce à vos compétences de pilote , vous pourriez l'aider à réaliser le défi qui lui tient le plus à cœur.
- Quoi , il veut faire un tour en hélico ? En effet , ça peut s'arranger.
- Non , pas faire un tour . Sauter d'un hélicoptère. Ou d'un avion , plutôt. Enfin, vous savez bien , en parachute.
David la fixa d'un air mauvais.
- En parachute... vous vous fichez de moi ou quoi ?
- Tu me connais, intervint Frédéric en les rejoignant sous la véranda. Jamais je ne plaisanterais avec ce genre de chose .
Lisa arrêta la balancelle du pied .
- Frédéric... Je ne vous ai pas entendu vous lever .
Elle le détailla brièvement, d'un œil professionnel. L'air tout revigoré par sa sieste, il se déplaçait avec aisance et , derrière les lunettes, ses yeux brillaient d'un éclat vif .
- Je suis ravi de vous trouver en pleine discussion au sujet de ma liste .
- Entre autres choses, rectifia David. Dis-moi , je ne savais pas que tu étais un rescapé de la Polio. Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ?
- Oh , c'est de l'histoire ancienne ! Ça ne compte plus . Savais-tu que les plus grands progrès accomplis dans la rééducation des malades de la Polio sont à mettre au crédit d'une infirmière ?
- Sœur Élisabeth Kenny , precisa Lisa. Elle a démontré que les patients bénéficiant d'un programme de rééducation fonctionnelle présentaient davantage de chances de guérison que ceux qu'on maintenait immobilisés. C'est ce qui vous a sauvé ?
- Oui , mais en dernier ressort . Au début, j'étais dans un poumon d'acier.
Le cœur de Lisa se serra . Elle se souvenait de ces vielles photos en noir et blanc qui montraient des enfants emprisonnés dans des carcans , des rangées et des rangées d'enfants hospitalisés dans des services à part . Comme ils devaient se sentir piégés, impuissants !
- Mon frère Claude me fesait la lecture, poursuivi Frédéric d'une voix calme . Les sujets qui présentent des symptômes aigus de la maladie ne sont pas contagieux ; on l'autorisait donc à me voir . Et puis , la plupart des gens peuvent être exposés au virus de la Polio sans jamais développer la maladie. Claude faisait sans doute partie de ceux-là. On le laissait entrer dans le service et il me lisait des romans.
Son regard se perdit dans de  lointains souvenirs.
- Quand on est confiné dans un poumon d'acier , on ne vit que pour les moments d'évasion. L'évasion... C'est ce que me procuraient les livres . Et Claude en particulier. Malgré son jeune âge, c'était un lecteur tout à fait remarquable. Il distrayait le service tout entier . Il me lisait le livre de la jungle , peter pan , la série policière des frères Hardy ....
Lisa jeta un regard en direction de David. Visiblement, il commençait à se faire à l'idée de prendre contact avec Claude Seidel.
- Les livres étaient pour moi de merveilleux compagnons , conclut Frédéric, mais s'estimer heureux de son sort à l'intérieur d'un poumon d'acier , ce n'est pas facile.
Bouleversée, Lisa croisa le regard de David. Il paraissait abasourdi de découvrir ce pan inconnu de la vie de son grand-père. A l'école d'infirmières, elle avait suivi des cours d'épidémiologie . C'était une chose de lire les données concernant les épidémies de poliomyélite, d'étudier les statistiques, les schémas de contagion , l'évolution de la maladie et la course au vaccin. Mais jusqu'à sa rencontre avec Frédéric, jamais elle n'avait côtoyé de victime de ce fléau.
- J'aurais dû me rendre compte de la chance j'avais, ajouta-t-il. Dans bien des cas , un diagnostic de Polio revenait à une condamnation à mort .
- Je suis bien contente que vous en ayez réchappé , Frédéric.
Le vieil homme adressa un clin d'œil à David.
- Et mon petits-fils pense comme vous , Lisa, j'en suis certain ! Oh , pendant des années j'ai eu honte de ma patte folle ! J'ai perdu beaucoup trop de temps à ruminer tout ce dont m'avait privé la maladie. Mais j'étais jeune , à l'époque, comment aurais-je pu ne pas me sentir lésé par rapport aux autres ? Alors , j'ai renoncé à toute sorte de sport et d'activité physique.
- Je ne m'étais pas aperçue que cette jambe vous gênait encore , s'etonna Lisa. Vous savez, ça se voit bien moins que ce que vous croyez.
- Oh, au stade où j'en suis, je ne me souci plus de ce que les gens pensent de moi ! D'ailleurs, depuis que j'ai cessé de m'inquièter de l'opinion des autres , ma vie est devenue d'une merveilleuse simplicité.  Je n'ai que trop tardé à le faire . Et vous verrez , je dirai la même chose pour le parachutisme, j'en suis sûr...
- Ah oui , à ce propos , intervint David. Je me demande si c'est bien prudent de sauter d'un avion .
- C'est ce qui m'a si longtemps retenu d'essayer, figure-toi !
- Allons , grand-père... Tu es sérieux ?
- Comme un pape . Bon , ce n'est pas très original, je l'admets . Tout le monde dit vouloir sauter en parachute avant de mourir. Mais le rêve de voler est commun à tous les hommes, je suppose . On a tous envie de connaître cette sensation de liberté.
- Oh , c'est très surfait , crois-moi.
- Tu mens .
- O.K. , j'avoue . En fait, c'est génial, reconnut David avec l'ombre d'un sourire. Mais seulement si tu suis une préparation et un entraînement intensifs.
- je n'ai pas le temps, répliqua Frédéric, très terre à terre .
- Et si je t'emmenais voler ? On ferait un ou deux looping ...
- Non . Je veux sauter en parachute, un point c'est tout. Je veux connaître cette impression de liberté. Cette chute qui n'en finit pas . Que crains-tu , David ? Que je me blesse ? Que je me tue ?
Frédéric se carra dans son fauteuil et croisa les mains derrière la tête.
- considère donc les choses sous cet angle : si jamais je me tue en parachute , tu n'aura plus à te préoccuper du reste de ma liste .
- Cette liste , c'est n'importe quoi !
David se tourna vers Lisa d'un air accusateur.
- C'est une idée à vous . J'en jurerais.
Frédéric soupira :
- Et moi qui espérais que vous vous entendriez bien , tous les deux ! Vous vous connaissez à peine que déjà vous vous chamaillez comme des jeunes mariés.
Lisa piqua un fard .
- Votre petit-fils se fait beaucoup de souci pour vous , Frédéric. Il veut que vous rentriez à New-York pour reprendre le traitement.
David parut surpris par son intervention ; de toute évidence, il la considérait jusque-là comme une ennemie.
- C'est la vérité, grand-père. Je veux que tu te battes contre cette saloperie .
- Évidemment, mon garçon, et c'est bien normal. Tu es un battant. Tu l'as toujours été.
- De fait , il vous reste toujours cette possibilité souligna Lisa.
- Vous savez ce que j'en pense.
Elle hocha la tête. Croisa les bras devant elle .
- Mais à tout moment, vous pouvez changer d'avis. Personne ne vous posera de questions . Ce n'est pas une compétition ni un test quelconque. On accédera sur le champ à votre souhait.
- Inutile. Je ne reviendrai pas sur ma décision.
Frédéric s'assit près de David.
- S'il existait une chance, si infime soit-elle , de pouvoir rester auprès de toi , crois-tu que je ne la saisirais pas ? Lui demanda-t-il avec douceur.
Lisa dut détourner le regard pour ne pas voir les yeux de David.
Frédéric, par bonheur, parvint à sourire.
- Emmène-moi sauter en parachute, David. Je me suis toujours demandé l'effet que ça faisait.
- Mais...
- Je sais que c'est dangereux, fiston. Mais je m'en fiche . Si je meurs en sautant, je ne me priverait que de quelques semaines de vie , pas vrai ? De quelques mois , dans le meilleur des cas . Pardon d'être aussi brutal , mais c'est ce que je pense.
- Et moi je suis censé t'aider à faire ça ? Conclut David, incrédule.
- Nous pensions que vous pourriez organiser le saut , oui , dit Lisa.
Frédéric renchérit :
- Tu as un brevet de saut en tandem. Nous pourrions sauter ensemble !
- Attends, si je comprends bien , tu veux sauter d'un avion , attaché à moi par des sangles ?
- C'est exactement ça. Ce serait pour moi un immense honneur.
Le visage de David se contracta . Il jeta un regard noir en direction de Lisa.
- je vais y réfléchir. Et peut-être passer quelques coups de fil.
Lisa savait qu'il le ferait. Il affichait une expression réticente mais volontaire.
- En parlant de votre liste ... , dit-elle. Tenez , Frédéric , c'était au courrier, ce matin.
Elle lui tendit un colis envoyé en express .
Frédéric retourna le paquet afin de lire l'adresse de l'expéditeur.
- Éditions Penguin , constata-t-il.
Ses yeux brillèrent de joie .
- Dites-moi , jeune dame, serait-ce ce que je soupçonne ?
- Pourquoi ne l'ouvrez-vous pas pour voir ?
D'une main un peu tremblante, Frédéric ouvrit le colis et en fit glisser un livre cartonné, à la reliure très ordinaire, barré de l'étiquette 《 exemplaire de prépublication  - ne peut être vendu 》. La date de parution mondiale était annoncée pour le 28 septembre.
- La chute des géants, de Ken Follett ! Mais, Lisa, c'est un spécimen top secret ! Le roman le plus attendu depuis cette espèce d'engouement pour les vampires . Comment diable avez-vous fait pour vous en procurer un exemplaire ?
- J'ai des relations...
Lisa ne restait presque jamais en contact avec les familles de ses anciens patients, mais dans ce cas précis, elle avait fait une exception à la règle. Récemment, elle s'était occupée de la mère d'un stagiaire dans l'édition. En témoignage de sa profonde reconnaissance, ce dernier avait promis de lui faire parvenir n'importe quel livre publié par sa maison, à quelque stade de production que ce soit . Par amitié pour Frédéric, Lisa avait mis son offre à profit.
- Je vais me régaler ! Encore merci, Lisa.
Il se tourna vers son petit-fils.
- Lisa est une femme extrêmement attentionnée.
- Mmm...
Visiblement, David n'était pas d'humeur à entendre louer ce trait précis de son caractère...
- bon, revenons encore un peu à ta liste , grand-père.
Celui-ci tapota sa poche de poitrine.
- Si je suis venu ici , c'est principalement pour faire amende honorable auprès de mon frère, à condition, bien sûr, que ce soit de l'ordre du possible. J'ai besoin de savoir si après cinquante-cinq de silence, il subsiste une trace d'affection entre nous .
- Avec tout le respect que je te dois , intervint David, pourquoi ne l'as-tu pas déjà appelé ?
Frédéric sourit .
- J'hésite à bouleverser l'existence des autres , je l'avoue . Ma propre vie , vois-tu ... , à déjà été complètement chamboulée par cette saleté de diagnostic. Pour autant, ça ne me donne pas le droit de débouler sans crier gare chez des gens qui ne se doutent de rien .
Lisa les regardait tous deux avec attention- le grand-père et son petit-fils. Ils avaient un air de famille marqué. Chez David, elle retrouvait le jeune homme qu'avait jadis été Frédéric. Et chez Frédéric, elle voyait l'homme mûr que son petit-fils deviendrait peut-être un jour .
Il lui arrivait de s'interroger sur ses propres origines, même si elle évitait de s'appesantir sur ce genre de questions sans réponse. Elle n'avait jamais connu ses grands-parents, ni maternels ni paternels .  Il existait exactement quatre photos de sa mère, mais elle n'en possédait aucune. Encore aujourd'hui, il aurait été trop risqué devient de garder sur elle un quelconque souvenir susceptible de la relier à son passé. Le danger était trop grand. C'était Julien qui conservait ces photos - un polaroïd et trois clichés. Tous les quarte étaient gravés dans sa mémoire mais l'incertitude demeurait, cruelle . Quand elle se regardait dans la glace , ses traits reflétaient-il le visage de sa mère ? celle-ci avait-elle jamais décelé chez sa fille un air de ressemblance?
Frédéric tira de sa poche son petit carnet relié de cuir. Sa main tremblait légèrement.
-  Quand on m'a annoncé ma maladie, et le temps qu'il me restait à vivre, j'ai décroché le téléphone. Plusieurs fois même. Décrocher le téléphone pour passer un appel , c'était un geste tout bête . Mais entre le temps où je m'enparais du combiné et celui où je regardai le numéro de Claude ( que j'avais fini par dénicher ), je voyais toute ma vie défiler. Oh, je n'ai pas honte de l'avouer : j'ai été lâche. Ce ne sont pas des choses qui peuvent se dire par téléphone , c'est trop important . Je ne voulais pas gâcher mon unique chance. Je souhaitais réussir mon coup, et donc, trouver le meilleur moyen de gérer cette affaire.
-  Eh bien, avant de sauter d'un avion ,vous pourriez déjà aller voir votre frère, suggéra Lisa .
Mais déjà David lui lançait un regard noir qui lui fit faire marchine arrière.
- Enfin, je disais ça comme ça ....
Frédéric détendit l'atmosphère avec son grand rire, celui qui enflait progressivement et culminait de façon contagieuse .
- Non, sérieusement , reprit-il. Il me sera peut-être plus facile de sauter en parachute que d'organiser des retrouvailles avec mon frère .
Son hilarité et il déclara d'un ton plus calme :
- Le moment est venu.
Lisa sentit un frisson glacé l'envahir . Elle évitait le regarde de David afin qu'il ne puisse pas lire son inquiétude . Beaucoup de patients avaient une conscience aiguë de l'évolution de leur maladie,  et leurs urgences à agir émanait parfois d'un savoir intime, caché dans un repli de l'âme  invisible à l'imagerie médicale.

L'été des secrets Où les histoires vivent. Découvrez maintenant